Conférence organisée au Centre Beaulieu, par les Amis de la Part Dieu. 05 56 48 22 10 Avec le P. Collas
ACTE CREATEUR ET PROBLEME DU MAL. Paris, 3,rue de la Source Carême 1994. Bordeaux, Centre BeauLieu 14 février 1995
Il suffit quun seul enfant naisse anormal pour faire douter de lexistence de Dieu. Jai moi-même, comme vous, été dans ma jeunesse, torturé par ce doute. Et si je navais eu la chance de lire Teilhard de Chardin, aujourdhui peut-être ne croirais-je plus. Cest parce que je sais que beaucoup, comme moi, peuvent, grâce à. lui, continuer de croire, que je suis heureux de refaire avec vous litinéraire au terme duquel il lui apparut comme il nous paraîtra peut-être, que le mal nest pas le désastre absurde si souvent dénoncé, mais un signe, difficile à décrypter, je le reconnais, de notre grandeur. Avant lui, bien sûr, toutes les cultures humaines ont abordé cette question Mais je nen connais aucune dont la démonstration soit plus probante que la sienne. Et cest pourquoi, sans le citer explicitement, pour ne pas alourdir ce texte, et tout en modelant sa pensée dautre manière, je vais tenter de retrouver avec vous la solution quil proposait, voici déjà plus de cinquante ans, au "problème du mal". Attendez-vous à. nêtre pas totalement convaincus votre hésitation viendra de ce que le problème est posé par notre sensibilité, tandis que la réponse sera fournie à. la raison. La sensibilité et la raison ne jouant pas sur le même plan, nous risquons de croire que la réponse sest dérobée. Et pourtant cest bien à la raison quil faut dabord répondre. Quand la raison comprend, la paix peut venir. Disons encore quà part dans la première partie de lexposé, ou de fait jen parlerai, ce nest pas sur le niai lui-même que nous réfléchirons, mais sur ce qui le provoque. Sa cause, quoi. Ce que les philosophes, dans leur langage, impressionnant mais pas toujours très clair, nomment le Mal ontologique. Le mal à la racine de lêtre. Au fond, ce qui provoque le mal. Ce qui le rend scandaleux, ou au contraire signe de grandeur. Bien sûr, trouver sa racine ne revient pas, hélas, à le supprimer. Mais on peut du moins et peut-être apaiser quelque peu le scandale quil est pour nous, quand il nous broie. Ou quand il broie, et cest bien pire, ceux que nous chérissons. Quest-ce donc qui explique la présence du mal dans lhistoire? La réponse de Teilhard, divergente, je vous préviens, de la réponse habituelle, cest que le mal ne surgit pas dune révolte de lhomme, mais de sa maladresse. Et que sa maladresse lui vient de ce quil est créé. Loriginalité de notre auteur est, en effet, de lier lorigine du mal à lacte créateur lui-même. Je nen dis pas plus. Mais vous verrez si la démonstration fonctionne, nous déboucherons sur une Bonne Nouvelle. - Voici donc le plan que nous allons suivre. * Dabord: pourquoi Dieu a-t-il créé quand même? * Puis : les "six" conséquences du fait que Dieu nous crée «à son image" * Et encore : ce qui NEST PAS a du MAL à EXISTER * Enfin : ce qui EXISTE a du MAL A ETRE La conclusion la victoire de Dieu et du Cosmos. Un parcours ardu, sans doute, mais qui devrait nous montrer la face cachée de ce que nous nommons le mal. Le mal, ou le poids terrible mais grandiose du parcours de la vie, qui sortant du néant doit accéder à la divinité. 1. POURQUOI DIEU A-T-IL CREE QUAND MEME? 1. Le mal tel que nous le vivons. Comment Dieu sest-il déterminé à lancer cette aventure alors quil savait davance quelle serait si douloureuse? Car enfin, le mal, quel poids! Je ne vais pas le distinguer en moral et physique, car nous savons trop, vous comme moi, que le corps et le coeur y ont leur place, inextricablement mêlée. Le mal, donc, qui va de la colère du bébé devant son biberon trop chaud, jusquà lhorreur qui tuait, voici quelques mois en Afrique, enfants comme femmes en leur tranchant jambes et mains. En passant par lenfant anormal que les siens devront porter toute une vie, ou la mort dune mère de famille ou laccident mortel du jeune de 18 ans, ou la rupture dun ménage qui blesse les enfants, ou ce petit qui meurt de faim et qui na même plus la force de tendre sa main vers le bol de lait quon lui apporte. Et la terre qui tremble, et le flot de boue qui submerge lentement une petite fille et les sauveteurs qui ne peuvent plus que lembrasser afin quelle ait moins peur, et le flot de feu et de cendres dont le front brûle froidement le village couché aux pieds du volcan, et la mine... Le mal, cest cela, et tant dautres choses que le monde, chaque jour, doit subir dans sa patience. Tant de choses que la pudeur ne sait même plus dire. Et que tout le bonheur daimer nefface pourtant pas. Oui, tout ce mal-là, Dieu la vu avant de créer. Pourquoi a-t-il créé quand même? Là est la terrible question que les journaux et leurs images, et notre vie, nous reposent chaque jour. 2. Dieu a pris sa propre part de notre mal. Que répondre? Dabord, ce Créateur, que lhomme questionne anxieusement sur les raisons de son geste, ce Créateur, avant même de créer savait quil serait le premier blessé de sa création. Car enfin, le Créateur est Père. Père, vous entendez. Père, comme nous nous sommes père et mère. Pareil ! Pareil, puisque nous sommes à son image, et que donc Dieu nous ressemble. Si je veux comprendre ce que cela veut dire ,je nai quà regarder mes parents. Ou moi-même si jai des enfants. Et je vois Dieu Or, la question du mal dans la création, pour Dieu, est terriblement personnelle, car sil crée et que ses enfants souffrent, il va, et bien plus, souffrir lui aussi. Quaimeriez-vous mieux, vous : voir souffrir votre enfant ou bien souffrir vous-même? Or Dieu est père et mère tout à la fois. Un Dieu infiniment plus sensible que le plus sensible dentre nous. Qui a mal chaque fois quun humain a mal. Et dautant plus que lhomme a plus de mal. Un Dieu qui souffre autant de fois quun homme souffre. Aussi longue que sera lhistoire. Dieu a mal. De nos morts, de nos peurs, de nos échecs et de nos désespoirs. il en a mal parce quils sont les nôtres. Et plus que sils nétaient que les siens. Et que sent-il dans son coeur lorsquil voit un homme trancher les mains dun enfant... Ou lorsquil entend un enfant de dix ans demander à son père qui a quitté la maison pour vivre ailleurs: « Papa, quand cest que tu reviens ? » Quand je reproche à Dieu davoir créé malgré le mal quil connaissait davance, je dois me souvenir de ce Dieu-là, dont peut-être les Chrétiens nont pas assez parlé. Car cest celui-là le vrai Dieu. Je lai compris depuis que je lai vu « couvrir de baisers » son enfant prodigue de retour : quil avait donc dû souffrir pour se Livrer à ce débordement de tendresse ! Si Jésus dit que Dieu est Père, cela veut dire quil est Père. Comme nous lentendons, nous, de nos paternités humaines. Sans nuances. Sauf quil lest infiniment plus que nous. Dieu, cest ça. Ca avant tout. Avant la majesté. Avant lintelligence. Avant le pouvoir. Dieu cest un coeur. Et cest aussi un coeur bouleversé de joie lorsquun homme lui fait le moindre geste dattention. Mais ce nest pas tout. Il savait que son fils irait sur la terre. Quil irait parce quil faudrait bien en venir à. prendre lhomme à bras le corps comme vous prenez dans vos bras votre enfant pour lembrasser. Il le fallait, puisquil ne créait quen vue davoir un être à embrasser dont il pût faire un Dieu. Et Dieu ne peut faire un Dieu quen embrassant un homme pour déteindre sur lui. Il fallait donc embrasser lhomme. Et quest dautre lIncarnation? Seulement, il savait aussi que son fils ne serait pas facilement reçu. Et que même il serait mis à mort. Sur une croix. Cela aussi il le savait avant de créer.Et de toujours, son coeur fut torturé par la mort du bien-aimé. Ceux dentre nous qui ont souffert cela, devinent. Mais de si loin. Ce Dieu que Jésus, pour nous encourager à le nommer comme lui, appelait Papa. Cest ce Dieu-là qui prit la décision de créer. 3. Mais cela valait la « peine » . Mais vous dites, cela valait-il la peine? Cest là quil faut poser un acte de foi. Et quil nous reste à croire que si Dieu décida, malgré tout, de donner la vie, au prix que lui seul connaissait alors, cest que cela, en effet, valait la peine. Voilà bien lacte de foi : quand je souffre et que je désespère et que je crie pour demander des comptes sur cette vie que jai reçue sans lavoir demandée, la seule réponse que je puisse deviner, cest que si Dieu me la donnée, cest quelle valait cette peine. Moi, aujourdhui, par-delà les joies humaines, je ne vois que le mal, terrible souvent, et souvent scandaleux. Et à mes cris ne répond que le silence humble de Dieu qui ne parle pas mais qui agit. Et je nai plus, dans ce silence laborieux du Créateur penché avec moi sur loeuvre en cours, quà deviner son bras qui étreint mes épaules éreintées, pour me réconforter et me laisser entendre quil savait, lui, que, tout pesé, cela valait la peine. il me dit, dans son silence suppliant, quil valait mieux souffrir ce que je souffre (et lui avec moi), pour être un jour vivant chez lui, que de ne pas souffrir, mais du coup, de ne pas vivre. Acte de foi, limite, à certains jours. Seul capable, pourtant, de me sauver du désespoir. Et dont je devine, quand la paix est revenue, que javais raison de lavoir fait. Oui jaime mieux me fier à celui qui me promet la vie et qui déjà me la donne, quà celui qui me laisse désespérer. 2. LES CONSEQUENCES DE CE QUE DIEU NOUS CREES A SON IMAGE ". Mais alors, vient lobjection : pourquoi a-t-il choisi ce mode de création, ce mode-là dont il savait davance les douleurs ? Ne pouvait-il pas prendre un autre système qui neût pas comporté la souffrance ? Eh bien non ! En raison de ce quest Dieu, il nétait pas possible que la création se fit autrement. Car Dieu ne pouvait pas ne pas créer « a son image ». Cest là quest la source du Mal. Je vais essayer dexpliquer cette affirmation pour le moins étonnante : retenez bien: le début de la réponse que nous cherchons se trouve sans doute ici. 1. Nos facultés doivent fonctionner comme celles de Dieu. Que Dieu nous ait voulus à son image, cela va de soi. Comment vouliez-vous quil fit ? Un être agit en fonction de ce quil est. Dites-moi : si vous êtes connaisseur, rien quà voir un tableau , vous devinez lauteur. Comme le style dun écrit vous dit aussi dit qui la écrit. Car on crée selon quon est. Bien. Mettons. Mais que veut dire que lhomme soit créé à limage de Dieu? Cela veut dire que les facultés de lhomme (vous savez: lintelligence, la raison, la volonté, le coeur) doivent pouvoir fonctionner comme celles de Dieu. Il faut donc que son intelligence soit, comme celle de Dieu capable de comprendre. De plus, il faut aussi que sa raison soit capable de peser le pour et le contre au moment des choix. Et encore que sa volonté ait les moyens de prendre ses décisions. Et que sa liberté puisse changer en acte la décision prise. Et enfin, il faut que son coeur soit capable daimer. Autrement dit, il faut que ses facultés essentielles soient structurées et fonctionnent, autant que possible, comme celles de Dieu. 2. Lhomme ne doit pas être fait Et ce nest pas tout : sil nous veut à son image, il peut nous créer(cest nécessaire puisque nous nexistons pas) mais il ne peut pas nous faire. Vous voyez: cest tellement vite dit que, sans doute, vous navez pas noté ces deux mots. Et pourtant, le noeud est là. Je mexplique. Si vous demandez à un enfant du catéchisme « qui a fait Dieu », on vous répond sans hésiter que "cest personne". Et votre petit théologien a raison. Personne na fait Dieu. Le «grand » théologien dira, lui, dune manière plus compliquée et pas plus claire, que Dieu étant la source première, il ny a pas de source au dessus de lui. Car remontant de source en source, la raison humaine exige que je trouve la source qui est la première. Mais alors, terrible! Si Dieu veut que je sois à. son image, il ne faut pas quil me fasse. Car sil me fait, je ne suis plus à son image, puisque, lui, personne ne la fait. Donc puisque Dieu, personne ne la fait, il faut que personne non plus ne fasse lhomme. Si lhomme doit être comme Dieu. Et là, Dieu est coincé. Coincé ? Pas tant que cela, évidemment. Tout simplement il a donné dEXISTER sans FAIRE Cest tout! Tout le mystère tient entre ces deux phrases Dieu nous a donné dexister ... MAIS ... il ne nous a pas faits. 3. Il y a une différence entre EXISTER et ETRE Exister et être : il faut tout de même, avant daller plus loin, tenter dexpliciter ces expressions dordre philosophique. Etant entendu, bien sûr, que les explications qui vont suivre sont aussi nombreuses et opposées que les écoles qui les soutiennent. Mais ce nest pas grave. Lessentiel est de comprendre quil y a une différence entre EXISTER et ETRE. Peu importe que vous mettiez comme moi ce que je vais mettre sous chacun de ces deux termes. Lessentiel est dadmettre la nuance que voici. Exister, cest avoir lexistence. (Ca, cest simple.!) Lexistence. Quand on parle de quelque chose qui se met à exister on veut dire quavant, elle était rien. Et quà partir de maintenant elle nest plus rien. (vous suivez ) Létymologie latine, en effet : ex sistere , veut dire faire venir hors de. Ici on veut dire : faire venir du non-être. Or, sortir du "non-être" veut dire que désormais la chose nest plus rien. Elle ex siste. Bien. Mais cela ne veut pas dire que cela soit pour autant un être achevé. Vous savez : la différence entre la puissance et lacte. Quand je me réveille, jai bien la puissance (la capacité si vous aimez mieux) de me lever. Mais cette puissance, tant que je reste au lit, nest pas devenue un acte. Et la puissance que jai de me lever, si je ne me lève pas, ne fera jamais chauffer mon café au lait. Pour me faire comprendre, je puis vous dire aussi que, dans le gland du chêne qui traîne sur le sol, le chêne à venir a déjà lexistence. Mais en puissance, comme disent les philosophes. Il devra, sil veut aller plus loin, faire passer à lacte ses capacités pour le moment invisibles. Si le gland, donc, sait utiliser lhumidité du sol et la chaleur du soleil, il pourra devenir chêne. Il pourra ETRE chêne. Il sera alors passé de la simple existence à 1 être. Il sera passé de la capacité dêtre un chêne au fait dêtre un chêne. Et vous savez que lon ne passe pas de la capacité au fait dêtre chêne, sans une évolution compliquée. Or, quand il sagit de faire un homme, cette évolution est plus complexe encore. Elle suppose en effet des choix et des décisions, sérieux toujours, graves parfois et innombrables, qui font de la vie une aventure redoutable. 4. Lhomme se construit en agissant. Et ce sont ces choix, justement, qui font quun homme se construit. Des milliers par jour. il choisit ce quil va faire, depuis lheure à laquelle il se lèvera demain jusquau sourire ou à. la grimace quil fera en rentrant. Ces choix,(et de bien plus graves encore) nous avons la capacité de les effectuer. Mais il ne suffit pas de les décider: encore faut-il, une fois choisis, les changer en actes. Or quand vous changez une décision en acte, vous donnez de lêtre à cette décision : elle devient ce que vous avez décidé quelle soit. Et comme lêtre quelle reçoit, cest vous qui le confectionnez, cet être vous appartient désormais. Il devient votre être. Et cest ainsi quun homme passe de lexistence à lêtre. De la capacité dêtre un homme au fait dêtre la personne quil devient. il devient lui-même, à coup dactes souvent répétés dans sa journée. Comme les grains de sable qui deviennent, en prenant corps dans le ciment, la résidence où vous habiterez. A la fin donc, 1homme sera ce quil se sera fait. A limage de Dieu, qui ne doit quà lui dêtre ce quil est. La nuance, car il y en a une, tout de même, entre Dieu et nous, est de taille, ( et Dieu ny peut rien), cest que nous, nous devrons tenir de lui lexistence. Alors que lui ne la tient de personne dautre que lui. Nexistant pas nous-mêmes avant dexister... il a bien fallu que quelquun qui avait déjà lexistence, nous la donne. Et quil nous la conserve. Eternellement. 5. Lhomme est ainsi responsable de ce quil est. Donc Dieu nous donne de nous faire nous-mêmes, pour être comme lui. Mais il avait une autre raison de ne pas nous faire lui-même. Vous pensez bien quétant Dieu, il ne peut tout de même choisir, comme technique de création, que le système le plus noble, et qui grandira le plus la création a venir. Or, dites-moi : quest-ce qui grandit le plus lenfant, le jour de la fête des Mères: quil offre à Maman la carte postale achetée à la librairie den dessous, ou bien quil lui apporte le dessin réalisé dans le secret de sa chambre ? Bien sûr, la qualité de son dessin ne vaudra pas la perfection de la carte postale. Mais du moins le dessin sera-t-il de lui. Et on pourra y lire son amour à lui sous chaque trait de crayon. Vous avez compris, bien sûr: le Seigneur a choisi ce qui ennoblit lhomme. Parce que comme nous il aime mieux ce que ses fils feront eux-mêmes, que ce que lui-même eût fait à leur place. Si donc Dieu veut des responsables, rien ne peut le toucher, jimagine, comme de voir lhomme décider personnellement les plans selon lesquels il se conçoit et les matériaux dont il veut se faire. Et puisque rien ne donnera plus de fierté à 1 homme que de remettre au Père, non point une copie ni un robot, mais loriginal quil aura lui-même inventé et construit, cest cela que Dieu attend de lui. Sans quoi, de quoi, en effet lhomme eût-il été responsable? De la beauté de la création et de la sienne ? Je vous le demande: qui sen fût félicité, sinon Dieu qui y aurait vu la réussite de ses calculs à lui ? Sûrement pas lhomme, en tout cas, qui naurait finalement fait que ce quil ne pouvait pas ne pas faire, étant donné comment on lavait fait. Embarqué comme le voyageur dun TGV et pas plus responsable que lui des rails ni des wagons. Responsable, cet homme-là que Dieu eû fait de toutes pièces ? ni dêtre ce quil était, ni dêtre là, ni dêtre beau. Pas plus responsable que loie gavée que lon expose au marché. Une perfection programmée, dans laquelle il naurait eu quà. pointer. Notez bien : ce nest pas contre la perfection que je minsurge. Qui ne la voudrait ? Mais à chacun la sienne. Et pour que lhomme puisse être responsable de la sienne, encore fallait-il quil la fasse et quelle soit de lui. Je ne suis pas non plus contre la grandeur. Mais davoir été bien fait ne fera jamais que je me sois fait. Et où est la grandeur davoir été tout fait? Sachant ce que nous savons sur Dieu, il serait incompréhensible quil nait pas voulu partager avec nous sa fierté, lorsquau dernier jour du monde, tout comme au premier soir, il redira «que cela était beau». 6. Il doit enfin sappartenir pour pouvoir se donner. Et puis enfin, si lhomme navait pas été responsable, lamour nétait pas possible entre lui et Dieu. Car celui qui aime ne peut pas se contenter de donner. Aimer, cest aussi accepter de recevoir. Et ce serait la mort de lamour si lun des deux voulait donner tout seul sans permettre à lautre de donner lui aussi. Un amour qui naurait plus besoin de recevoir, serait un égoïsme. Un "amour maternel" du genre des romans de Mauriac. Or, que vouliez-vous que lhomme donne sil avait été entièrement fait par Dieu ? Tout en lui serait venu du créateur puisquil laurait entièrement confectionné. Et vous rendez-vous compte de ce que serait ce face à face éternel? Dieu ma donné et il me donne encore, mais moi, je ne puis rien lui offrir ! Le Maître, lui, et moi lobjet! Un objet repu, certes, mais propriété privée de celui qui laurait fait. Lhomme, objet possédé par Dieu au point que même lidée de donner lui serait saugrenue : il naurait rien à lui puisque les pièces toutes faites dont il serait confectionné seraient toutes et déjà propriété du fabricant. Dailleurs, Dieu lui-même naurait alors rien attendu. Je noircis? Non, je transcris simplement en mots de tous les jours, la logique sous-entendue de ceux qui disent que Dieu aurait dû faire un homme parfait. Faire un homme parfait, cest faire un homme tout fait. Voilà ce que cela veut dire. Et avant dindiquer à Dieu ce quil aurait dû faire, pensons à ce quil nous évite, en ne layant pas fait. 3. CREER DONNE DU MAL puisque cest FAIRE EXISTER CE QUI NEST PAS. 1. Dieu crée parce quen dehors de lui,ilny a rien. Tout au long de cette seconde partie qui sachève, nous avons dit, sur plusieurs tons, que Dieu nous veut à son image et que, par conséquent, il nous laisse le soin de nous faire nous-mêmes, à partir, évidemment, de 1 existence quil nous confie comme point de départ. Nous allons maintenant entrer plus précisément dans la tentative dexplication du problème du mal: qui est que nous faire nous-mêmes est beaucoup plus risqué et ardu, que dêtre faits par Dieu. Nous allons franchir un nouveau pas et aller voir le néant, autrement dit cet extérieur à Dieu, doù Dieu fait sortir la vie. Là où, avant lacte créateur, il ny a que le non-être. Vous pouvez déjà vous rendre compte que lorsque je dis «là. où", là où il ny avait rien, je ne veux rien dire, puisquil ny a rien: il ny a pas de «là », ni de «où ». Vous avez un avant-goût de la difficulté que nous allons trouver à parler de cet extérieur à Dieu que des philosophes nomment le néant. Etonnante prétention, dailleurs, que la nôtre, ici : comment aller «là » où il ny a rien ? Et quest cet en-dehors de Dieu qui nest rien ? Je vous préviens tout de suite, que ce que nous allons tenter est impossible. Et que donc, essayant de deviner ce que peut bien être ce qui nest pas et doù Dieu fait venir la vie, non seulement, bien sûr, nous ne verrons rien, mais nous ne pourrons non plus rien en dire. Etrange manoeuvre, quil faut être quelque peu fou, pour aborder. Essayons quand même. Je dois aussi vous prévenir, mais cela est infiniment plus facile à. expliquer et à saisir, que ce qui va être dit sur lacte créateur, ne sentend pas dun acte passé, qui aurait eu lieu et qui serait achevé désormais. Mais sentend par contre de 1acte permanent par lequel le Seigneur donne 1existence à tout ce qui est. Sil omettait ce geste, nous disent les théologiens, ce qui existe nexisterait plus. Et si parfois, dans la suite de lexposé, nous mettrons le temps du verbe au passé cest qualors nous ferons allusion à. un commencement de lhistoire, commencement quon peut, avec certains, voir commencer avec lapparition de lhomme. Il faudrait presquentendre lhistoire comme un fil pour le linge au séchoir, auquel Dieu accrocherait tout ce quil fait sans cesse sortir du néant. Il y a donc la création du fil dont la ténacité sappelle temps. Et il y a aussi la création de tout ce que Dieu et la vie y suspendront. 2. Comment parler de «rien» ? Nous voici donc conduits à parler du non-être, puisque pour Teilhard, là se trouve la clef du problème du mal. Nous nous lançons. Mais dans le vide. Chacun le sait, créer ne consiste pas à construire à partir déléments préfabriqués, mais à partir de rien. Et même si lon entend par éléments préfabriqués ce qui a sans doute constitué la matériau du big bang initial, rien nexplique d«où » pouvait venir ce matériau insolite dont lénorme concentration finit par exploser. Doù cela venait-il? En fait, lacte créateur remonte infiniment plus haut que le big bang en question. Si haut que ce soit, pourtant, et si vide, essayons de nous en approcher. Créer, cest faire exister ce qui na pas dexistence. Faire venir de lêtre, là où il ny a que non-être: nous y sommes. Là où il ny a rien, faire que quelque chose soit. Ces phrases semblent dune telle évidence quon est gêné de les dire. Et pourtant, rien que dans la cohabitation de ces deux mots : être et non-être, se trouve une inconciliable opposition. Sil ny a pas dêtre, il ny a rien. Mais sil ny a rien, il ne peut rien y avoir dautre. Car « Rien donne rien ». Or, ces mots de pur bon sens, recouvrent, sans en avoir lair, lune des plus cuisantes énigmes sur lesquelles la curiosité de lhomme suse en vain depuis toujours. Et là. se trouve, Selon Teilhard de Chardin la réponse au problème du mal. La première difficulté pour nous, ici, maintenant, est donc de savoir ce que rien veut dire, quand il sagit dun vrai rien. Quand nous parlons de rien, en fait, de quoi parlons-nous ? Si nous parlons dabsence, nous sous-entendons une réalité qui nest pas là. Quelque chose était là, qui sest absenté. Quelque chose. De même que, lorsque pour faire plus clair, nous parlons de vide, nous entendons au moins un flacon, dans lequel il ny a plus rien. Mais il y a au moins le flacon. Et sil nest pas sur la table devant nous, il est du moins dans notre esprit. Sans le vouloir, mais sans pouvoir faire autrement, nous substituons instinctivement au mot néant lidée dabsence, car nous ne pouvons pas tolérer 1impression de vide que créerait en nous la notion pure de néant absolu. Et nous nen sortons pas. Oubliant que, parler de vide ou dabsence cest encore parler de quelque chose, qui existe donc quelque part. Mais du rien absolu, dont personne dailleurs na jamais eu jamais la moindre image, nous navons toujours rien dit. Et létonnant est bien que je connaisse lidée du néant, alors que je ne lai jamais touché du doigt. Doù cette idée est-elle donc venue dans ma tête ? Ma tête où rien nentre jamais si je ne lai dabord expérimenté quelque part. Question! Et cest bien là., le premier traquenard. Cest que réfléchir sur lidée de création me contraint à utiliser des notions qui ne «collent" absolument pas avec ce que je voudrais dire. Des mots muets, quoi ! Des moyens totalement infirmes. Comme si, voulant parler de musique je me servais dun râteau: rien à voir. Personne na jamais su trouver les expressions adéquates. Et cest pourquoi quand nous voulons parler du néant, nous parlons de rien. Et comme nous sentons bien que nous sommes loin de ce que nous voudrions dire, alors, nous ajoutons. Et nous disons : rien? Même pas un lieu vide. Ni un vase sans fleurs. Ni un fauteuil sans occupant. Ni le vide lui-même. Pas de contours,. ni de couleurs, ni de consistance, ni de nom, ni demplacement, ni de mémoire. Labsence absolue. Qui nest même pas absence puisque cette dernière présuppose toujours une réalité déjà là qui se serait dissimulée. La tournure de mes phrases suffirait à elle seule à démontrer lincapacité, grosse de ridicule, où je me trouve pour parler du néant. Et quiconque sy essaye, essuie le même échec. Et pourtant, il faut quon en parle. Car nous ne pouvons pas vivre sans tenter de connaître notre milieu dorigine. Et ce milieu cest le néant, ou, moins faussement, le non-être Je naurai pas laudace de dire que Dieu lui-même trébucha sur la même difficulté que nous. Mais je sais, à voir comment les choses vont aujourdhui, quil a, lui aussi, quelque chose comme du mal à se pencher hors de lui-même, pour obtenir de ce «rien» qui nest pas lui, que quelque chose soit. Essayez dimaginer (une idée farfelue qui me traverse la tête) comment vous vous y prendriez, vous, pour vous tourner vers une chose qui nexiste pas, et pour en faire sortir un objet. Pour vous, cela ne veut rien dire. Mais pas pour Dieu. Et que Dieu le puisse, le fait créateur. Pour avancer un peu, sinon pour voir plus clair, je vous propose une autre manière de dire lindicible du néant. Et pour ce faire, je reprends dun mot les notions aristotéliciennes de "puissance" et d"acte" que nous avons utilisées tout à lheure. Parler dun extérieur de Dieu doù la vie créée jaillira, peut se faire aussi en disant que, correspondant à la puissance qui est en Dieu, doit se trouver en dehors de lui mais ne venant que de lui, une capacité à passer à lacte. En effet, sil y a en Dieu une puissance, il doit y avoir ailleurs une possibilité de passage à lacte. il y aurait donc en face de Dieu , une pure capacité à être, vierge si lon peut dire et en tout cas disponible à. la puissance qui est en Dieu pour quelle devienne acte. Ainsi, en face de Dieu qui est créateur, il y aurait une capacité à être créé. Face à Dieu qui possède la capacité de donner lexistence , se trouverait une capacité à la recevoir . Faisant pendant à ce penchant qua Dieu de se donner, se trouverait un penchant à la divinisation. Toute la difficulté de lexpression réside dans le fait que «rien » ne se trouve être le substrat de cette capacité et quelle ne nous parait donc être quune exigence de notre propre raison. Une seule question : cette exigence de notre raison est-elle gratuite ou fondée ? Gratuite, cest-à-dire inventée «sans raisons", ou bien fondée sur la sagesse de Dieu qui transparaîtrait dans les racines de notre Instinct par où Elle nous tient et déteint sur nous et doù germerait lhypothèse que je viens de vous soumettre? Toujours est-il que Dieu ne vous ayant, ni à moi, jamais dit quoi que ce soit sur cet état dont pourtant nous sortons, je me sens autorisé, et contraint à mon grand deuil, à ne pas en parler davantage. 3. Ce «rien » a évidemment du «mal » à obéir à Dieu. Avançons encore un peu. Prudemment. Bien que nous ne comprenions pas grand-chose à ce que Dieu fait, il reste quand même quil le fait. Cest à dire quà partir du rien dont nous navons rien pu dire, il fait exister, en dehors de lui. Evidemment, cest Dieu. Ce quil veut, il le fait. Et sil peut faire ce quil veut, de son côté les problèmes disparaissent. Par contre, de lautre côté, du côté du non-être, on ne les a pas résolus, ces problèmes. Et que peut faire le non-être au moment mystérieux où, le soleil nexistant pas encore, personne nétait là pour entendre Dieu donner lordre créateur: «Que la lumière soit !» Que peut-il faire, le néant ou le non-être, à ce moment précis, puisquil nEST pas ? Comment pourrait-il obéir ? (Nous nous rapprochons de la clé du mal.) Pour deviner, au moins un peu ce que veut dire que Dieu fait exister à partir de rien, je vous raconte encore une parabole. Un père décide de jouer avec son enfant. Et de dessiner un sapin, avec lui. Si lenfant a douze ans, la chose est possible : il va aider son père avec dautant plus daisance quil manie déjà. le crayon. Et vraisemblablement aussi, 1 ordinateur de papa! Mais la situation se complique si le père demande de laide à lenfant qui na que cinq ans. Celui-ci, pour peu quil comprenne la proposition, sera bien plus lourd à la manoeuvre, étant entendu quil sait à peine tenir le stylo. Mais enfin, avec un peu de patience, peut-être aboutira-t-on à quelques traits que lon baptisera «sapin». Que cet homme pousse plus loin lexpérience et (pardon pour limaginaire) demande au nourrisson... Je ninsiste pas. Nous sommes devant limpossible. Et pourtant le nourrisson existe. il est un vivant avec lequel on peut ébaucher déjà un rudiment de communication. il existe. Et Papa obtiendra au moins un sourire. Mais sans doute pas un sapin. Allons jusquau bout de la démonstration: comment se faire aider, pour le dessin de cet arbre, si lon na plus rien en face de soi? Voilà devant quoi se trouve le créateur. Et pour faire bien plus quun sapin. Pourtant, si Dieu le veut, tout doit plier. Même ce qui nexiste que sous forme de disponibilité. Là, dévidence, je suis à la limite de ne plus savoir quoi dire. Mors, je vais au plus simple : Dieu fut obéi. Voilà! Parce quil est Dieu. Je ne puis dire plus. Mais nous venons dapercevoir, tout au bout de notre lunette, le mystère de lacte créateur. 4. Mais ce qui vient à partir du néant est quasiment néantiel. Nous voici maintenant plus à laise, puisque désormais quelque chose est là. Et que ce quelque chose, même sil est encore bien peu, cest mieux que rien. Ou, Si vous préférez, cest mieux que le néant. Seulement, ne rêvons pas. Le quelque chose qui apparut lorsque Dieu dit: «Que la lumière soit », ce fut tout de même inimaginablement peu. Car, même si cest Dieu qui commande, la possibilité dobéir nest encore rien quune capacité. Et passer dune capacité à sa «réalisation" ne se fait pas sans mal. Parce que cest Dieu qui commande, la «capacité" obéit, mais elle obéit comme ce qui nest pas encore peut obéir. Et si Dieu nétait là pour glisser lexistence dans linterstice invisible entre sa Parole et la possibilité dêtre plus que rien , il ny aurait toujours rien. Nous ne sommes pas sortis du mystère ! Et vous devinerez sans mal (enfin, sans mal, une façon de dire) que ce qua produit lobéissance du rien fut quasiment néantiel. Autant dire que le résultat, Dieu seul la vu. Un impondérable, au sens le plus lourd (si jose dire) qui soit! Mais enfin, tout impondérable quil soit, il y a quelque chose. Voici douze milliards dannées ou aujourdhui même. Quelque chose. Une chose, insignifiante pour nos instruments de mesure, et pourtant chargée davenir. Terriblement semblable au néant, encore, doù cela sort, mais quelque chose. Quoi? A dire vrai, et combien: Dieu seul le sait! Et pourtant cet impondérable, qui vient de jaillir est là, désormais pour collaborer avec Dieu. LEvolution avance, donc, dès les premiers instants, mais à1 allure du non-être, infiniment plus lourde, que celle dun tétraplégique. Car, même si «lEsprit de Dieu planait sur les eaux» pour la pousser, elle nen finit pas de sortir de ce non-être. Et même si vous navez jamais vu le néant, vous pouvez bien penser quil na rien dun cheval emballé. Et quil est plus une inertie quune force. Et quil fallait les yeux de Dieu pour pouvoir dire, chaque soir, que «cela est beau». Tout ceci pour dire que lacte créateur , même sil est possible pour Dieu puisque Dieu peut ce quil veut est indescriptiblement malaisé pour le NON-ETRE qui est en face de lui. Le RIEN obéit comme le rien. Et lEvolution qui sortira de lui, obéira lourdement comme lui, aussi longtemps quelle nen sera pas complètement sortie. Le non-être «natal » étant une paralysie plus quune danse, lhomme qui en vient sera longtemps lourd devant la vie quil faudra faire. Il sera long à grandir, tenté souvent, devant le poids à remuer, de retourner à la tranquillité inconsciente du «temps» où il nétait pas. Durant longtemps il en sera ainsi, aussi longtemps quil naura pas fini darracher au non-être, lêtre quen puissance il est capable de lui enlever. Lhomme est donc, par nature provisoire et de naissance, un être inachevé. Inachevé, comme le dit Teilhard, ou révolté comme nous le disons? Ce nest pas la même chose. Il va falloir choisir. Car vous sentez bien que nous sommes ici sans doute à la source de ce que nous appelons le Mal. IV. LE MAL CEST QUE CE QUI NEST PAS, A DU MAL A VIVRE. 1. Le péché originel. Le moment est venu de jeter un coup doeil sur cette tentative dexplication du mal que constitue la notion de péché originel. Et soyons bien clairs dès labord : quoi que nous disions sur ce sujet, il va de soi quaucun naïf ne pourrait nier quil y eut un jour, un premier péché. Evidemment, un jour, lun ou lautre des premiers hommes, expérimenta ses limites et se trompa dans ses choix. De même que dans la vie de chacun dentre nous, il y eut aussi un moment, que nous avons oublié depuis, où, pour la première fois, nous avons fait «un péché ". De ces évidences, personne ne peut se défaire. Ce nest donc pas lexistence de ce péché qui est en cause, mais ce dont on la chargé. Il est important de tenter de voir clair en lui, pour discerner sil est bien la cause du mal. Ou si la cause en est ailleurs. Bien dautres choses seraient à dire sur le péché originel, que celles que je vais dire, mais le cadre de ce travail ne les contiendrait pas. Le péché originel expliquerait, dit-on, la difficulté que nous avons à faire le Bien alors que pourtant nous voulons le faire. St. Thomas dAquin est formel là-dessus, puisquil dit même que nous ne pouvons pas vouloir le Mal. Et que même lorsque nous le choisissons, cest encore le Bien que nous visons, nous trompant simplement sur les apparences. Par le fait même ,si nous avons du mal à ne pas faire le mal que pourtant nous ne voudrions pas, pour reprendre la pensée douloureuse de st. Paul ,cest le péché originel qui expliquerait cette anomalie. Car, sortis parfaits (cest-à-dire achevés) des mains du Créateur, la première révolte nous aurait pervertis, causant la suite. Sans compter quil est bien difficile de comprendre comment la révolte dun seul vivant a pu avoir daussi terribles et durables conséquences, sur le déroulement de lhistoire humaine, au point dy provoquer, soyons clairs, la mort des enfants ou la guerre ou le cancer! Il semble étonnant, tout de même, de faire porter une aussi lourde responsabilité sur ce vivant, dont la paléontologie nous laisse entendre que cétait déjà bien beau pour lui quil sût inventer le feu... Comment, de plus, entendre la sanction de la mort? Faut-il comprendre que rien ni personne ne soit mort avant quAdam ne se révolte ? Faut-il nier par le fait même le caractère on ne peut plus naturel de ce phénomène qui, sil neût fonctionné avant la faute, eût laissé la planète dans un indescriptible et inhabitable encombrement? Et puis comment expliquer, aussi, que la capacité physique de la maladie et de la mort, quaurait inscrite dans le pécheur le péché dorigine, ait pu se communiquer à la longue descendance qui arrive jusquà nous et ira au bout des siècles ? Comment lexpliquer quand on sait lin-démêlable écheveau dimprobabilités que trame avec soi la question de la transmission des caractères acquis ? Que faire, encore, de lidée que lon défend par ailleurs, de la justice de Dieu, si lon doit admettre qualors quun seul couple pécha, tous les vivants désormais, y compris la masse inconsciente de la matière qui fait le cosmos, porteront la terrible punition de ce quils nont pas fait ? Quelle mère sera rassurée de savoir que si son enfant vient de mourir, cest parce que voici quelques cinq cent millions dannées quelquun sest révolté ? Quest cette justice dont il ne peut rester dans la conscience humaine que limpression dune démesure atroce? Laissons ces questions (qui sont pourtant autant de nids à révolte) et avançons. A supposer, donc, que le péché originel puisse expliquer le mal qui sensuivit, il ne sexpliquerait pas lui-même. Et comment sexpliquerait-il, si lhomme premier sortit parfait des mains du Créateur, comme lenseigne mon catéchisme denfant ? Que lon me dise dès lors comment il put pécher... Car, pécher, cest tout de même se révolter. Et comment concilier une révolte avec une perfection des premiers vivants? Et puis, choisir la souffrance dune terre bouleversée, et léternelle damnation plutôt que le ciel, comme lauraient fait Adam et Eve, suppose un jugement en faillite plutôt que le geste libre dune intelligence en pleine maîtrise de soi. Ce serait bien le moins, pourtant, quun être parfait soit incapable de tels déraillements. Car enfin, choisir le malheur plutôt que le bonheur est le signe dune intelligence aveuglée. Et non parfaite Comment a-t-il pu pécher, ce vivant, sinon parce que déjà , dans sa structure même, il en portait la capacité ? Je ne fais que ce que je puis faire. Si je pèche, cest que jen suis capable. Mais si jen suis capable, cest que mon équipement nest pas parfait. 2. Ou bien lhomme inachevé ? Allons donc voir plus loin si nous ne trouvons pas une autre explication au mal. Faisons le tour de ce que nous avons obtenu pour le moment. Dieu, parce quil fait lhomme à son image lui confie la responsabilité de se construire lui-même. Pour ce faire, il lui donne seulement lexistence, lui demandant de se construire, à partir de là., comme il lentend. Mais, lhomme, sorti du non-être, nest pas achevé. Et donc, du fait de cet inachèvement, et de la lourdeur originelle dont sa nature se souvient, il a du mal à. vivre sa vie. il ne nous reste plus quà écrire la dernière équation. Quant à la résoudre La dernière équation? Le mal cest linachèvement de la création. Le mal ? Et sil nétait pas dabord dans la méchanceté du péché originel? Sil était plutôt dans le fait que lhomme est maladroit parce quil est inachevé ? Et que tant quil ne sera pas achevé il aura du mal à se construire et donc du mal à vivre? Et si ce que nous appelons le mal nétait pas autre chose que cette difficulté à vivre que lhomme et le cosmos portent en commun, envers tragique de la grandeur qui leur revient de se faire eux-mêmes, alors quils sortent lourdement du non-être et que Dieu ne les fait pas ? Mais alors, si le mal nétait pas le résultat dun péché, mais la conséquence dun inachèvement, et si cet inachèvement était le signe dune grandeur, alors, nos manières de voir se bouleverseraient. Car, dans ces perspectives, nous ne nous trouverions plus dabord et essentiellement, devant une révolte, mais devant une grandeur. La grandeur dun homme qui sait que dans léternité il sera pour toujours ce que, sur terre, il se sera fait. Grandeur redoutable, non point parce quil risquerait, lui, de se perdre, mais parce quil peut se tromper dans ses choix, et donc se blesser, mais aussi et du même coup, alourdir lallure à laquelle le monde tout entier se bâtit. 3. Lorigine du mal : le péché originel ou 1 état dorigine ? Il nous faut maintenant tenter de resserrer encore notre visée. Nous venons de dire que, dans notre hypothèse, la source du Mal nest pas dans la révolte de lhomme, mais dans linachèvement de la création. Essayons donc de préciser en quoi cet inachèvement provoquerait le mal, du handicap ou de la guerre, ou de la torture ou du sida. Essayons, du moins. Le mal, pour curieux et disproportionné que cela puisse paraître, se trouve dabord dans la difficulté quéprouve la raison humaine (inachevée ne loublions pas) lorsquelle doit choisir les décisions quil lui faut prendre. Ainsi le chef dEtat qui décide la guerre parce que la race de lautre doit être parquée ailleurs que chez lui, déclenche un mal dont la cause est un mauvais choix La difficulté ensuite que trouve la volonté, inachevée elle aussi, pour faire passer à lacte les choix que la raison a faits. Elle na pas toujours le courage de se libérer assez pour mener à terme ce quil faudrait faire. Ainsi létudiant qui décide de commencer aujourdhui même ses révisions. Mais qui remet à demain, et à demain encore, jusquà la veille du concours, le passage à. lacte décidé. Son échec viendra de linsuffisance de sa volonté. Difficulté encore pour le coeur qui doit en permanence orienter les choix dans le sens de la tendresse. Et sil ne le fait pas, il se prend à. aimer ce qui nest pas pour lui. Ainsi le conjoint dont le coeur a du mal à distinguer entre lamour et lattirance et qui fera souffrir lautre conjoint et leurs enfants. Et de plus, vous devinez bien que si lhomme utilise ses facultés à lenvers de ce pourquoi elles sont faites, il les fausse. Et quune fois faussées, elles auront plus de mal encore à remplir leur fonction. Le péché, dailleurs, ne serait-il pas là : sachant que mon choix, parce quil est mauvais va rendre ma vie plus pénible encore, et par le fait même, compliquer la vie des frères qui me sont liés, et aussi blesser le coeur de Dieu qui souffre de ce qui me fait mal, le sachant, donc, je le fasse quand même ? Vous voyez qualors le péché ne vient pas dune révolte initiale, mais de nos maladresses qui sont elles-mêmes le résultat de 1 inachèvement. Si la raison du Chef dEtat avait été plus achevée voire parfaite, il ne se serait pas trompé dans son choix. Et si la volonté de létudiant avait été elle aussi en meilleure forme, elle naurait pas retardé ses révisions. Et si le coeur avait eu moins de failles, il aurait re-choisi sans tant de peine, qui il avait dabord choisi. Etre inachevé nest pas un péché. Or, puisque cest linachèvement qui est à lorigine, ne vaudrait-il pas mieux parler détat dorigine, que de péché originel? Noublions pas : cest pour notre grandeur que Dieu nous lance inachevés dans la vie. Voulant que nous soyons responsables de nous construire nous-mêmes, il ne nous construit pas. Nous sommes donc à construire. Mais parce que nous sommes inachevés, nous sommes aussi capables de nous tromper. Dans ces conditions, la vie ne serait pas un drame de linfidélité, mais le chantier de la confiance Et si nous ne sommes pas fondamentalement des révoltés mais des fils maladroits, alors lattitude de Dieu pour nous nest pas la même. Dieu ne peut pas être dabord soupçonneux comme à légard dun «méchant », mais tendre comme à légard dun fils qui, maladroitement et pour cause, fait pourtant, par nature, ce quil peut. Et sil est vrai que lhomme dépend du non-être doù il sort avant de recevoir lexistence, il dépend aussi et avant tout et pour toujours de Dieu. Par conséquent, il est important, pour que nous puissions vivre autrement quen condamnés, de savoir si cette dépendance est une surveillance ou un baiser. Il nous reste donc à dire un mot, pour terminer, de cette dépendance que les Chrétiens nomment la Providence. Ce faisant, nous répondrons aussi à. lobjection: Si lhomme a tant à faire, que fait Dieu? (Le père Teilhard na pas abordé cette question, du moins de la manière dont je vais la prendre.) 4. Comment jouent la liberté de Dieu et la nôtre quand Dieu crée La question des deux libertés. Il est vrai que Dieu peut, dans la conception que nous nous faisons de notre responsabilité, nous apparaître désoeuvré. Que lui reste-t-il à faire, si nous devons nous édifier nous-mêmes ? Si nous devons mettre personnellement au point nos orientations ? Etablir que ceci est bon pour nous et cela mauvais, définir nos relations, ne pas attendre des événements quils nous téléguident, cliqués par lui sur son ordinateur. Mais par contre, savoir une fois pour toutes, que ce que ne ferons pas, Dieu ne le fera pas à notre place, quil ne suit pas chacun de nos pas pour en effacer les traces maladroites (sauf en cas de pardon demandé), quil ne se situe pas en tampon entre le frère que nous blessons et les coups quon lui porte, et quà tous ces titres, ce que nous sommes, cest bien nous qui le faisons? Oui, dans ces conditions, que lui reste-t-il à. faire ? Et que veut dire lexpression désormais (et justement) courante, de création continue utilisée plus haut? Je comprends quil soit malaisé de passer de lidée dun Dieu surchargé par les multiples soins dune création où tout lui revient, à lidée dun Dieu qui laisse à lhomme la part de charge que la Genèse annonçait en disant de lhomme quil «devrait dominer la terre. Et la soumettre ». Il nest pas simple de deviner le rôle réel de Dieu qui laisse toute sa place à sa liberté, mais aussi à la nôtre. Justement, nous voyons bien comment 1amour sy prend sil est respectueux de celui quil aime. Sil veut jouer pleinement son rôle, sans altérer le domaine de lautre, il ne décide jamais à sa place. Mais par contre, il essaye de lentourer des conditions qui laideront à prendre sa propre décision. Et les conditions les meilleures, il le sait bien, cest de laimer. Ainsi, lorsque 1 enfant de tout-à-lheure a du mal pour son travail du soir, papa peut le faire à sa place. Mais il peut aussi mettre son bras autour du cou de lenfant, pour que la chaleur de sa tendresse réveille son intelligence. Et son courage. Et que le petit soit ainsi mis en état de faire lui-même son devoir. Pourquoi en irait-il autrement de Dieu ? Lorsque lhomme doit prendre une décision, il peut souhaiter, bien sûr que Dieu la prenne à. sa place ou que 1 Esprit de Dieu pense si fort quil nait plus, lui, quà recopier. Mais Dieu peut aussi, comme papa le fait pour son enfant, « prendre lhomme dans ses bras et le couvrir de baisers." Puisque la manière déveiller un vivant et dactiver ses facultés, au coeur dune vie souvent lassante, cest de laimer. Lhomme est comme les fleurs de votre jardin : dès que le soleil les réchauffe, le matin, aussitôt elles souvrent et se mettent «à être fleurs ». Ou, comme ces fusées interplanétaires, remplies dinstruments de bord qui se mettent à. fonctionner dès que lantenne, captant le soleil, leur en envoie lénergie. Vous ne dites pas que lénergie fabrique les instruments et pas davantage quelle leur dicte la conduite à tenir. Elle leur donne simplement lénergie dont ils ont besoin pour remplir leur tâche. Ainsi de Dieu, qui aime lhomme. Il nagit pas à sa place, mais il lui donne lénergie pour quil puisse agir. Et lhomme na besoin que dêtre aimé. 5. Pour Dieu, créer nest quaimer. Qui pourrait nier, en effet, que le vivant ait avant tout besoin damour pour être un vivant? Lenfant sanime quand vous lui souriez. Voilà pourquoi toute loccupation de Dieu est de donner son amour. Et cest là sans doute le secret qui tout à lheure nous paraissait fermé: parce que Dieu ne sait quaimer, il a aussi aimé le non-être. Et, inconcevable, la chaleur de cet amour, a fait le non-être éclore en vie. Oui lamour, nous le croyons, a la force, hier et aujourdhui, de faire que là où il nest pas de vie, la vie puisse surgir. Il sait ensemencer labsence pour y faire venir le sourire dun enfant. Et cest parce que Dieu aime éternellement le vivant et la vie, que la vie ne se fatigue pas aujourdhui et ne séteindra pas demain. Non, ce nest pas à un Dieu désoeuvré que nous avons à faire. Mais à un Dieu dont pas un instant nest libre, occupé quil est de soutenir de sa tendresse lincessante action des vivants. De la soutenir comme loxygène soutient votre respiration. Avec autant de permanence et de fidélité. Et dautant plus de force que vous vivez plus fort. Mais aussi, avec autant de discrétion. Loxygène ne se révèle quà celui qui y prête son attention. Ainsi de la tendresse de Dieu. Chacun en vit, bien sûr, chacun sans exception et sans cesse. Mais le plus vivant est pourtant celui qui prend les moyens de sy plonger. Et qui se livre plus librement (cest la prière) à son imprégnation. Mors, jouent harmonieusement, à la fois la liberté de Dieu et la liberté de lhomme. La responsabilité du Créateur et celle du vivant. La charge de Dieu qui est daimer et celle de lhomme qui est de vivre. Chacun à sa place travaille à lavancée de la vie vers la fin du chantier. Chacun, même celui qui ne sait pas quil est aimé. Et qui est aimé quand même. Et qui se livre inconsciemment à lamour dautant plus fort quest plus fort son désir dêtre un vivant. Pour Dieu, créer ce nest quaimer. Le Dieu des hommes ? Un Dieu occupé, ayant quasiment quitté sa Gloire, pour pouvoir passer son temps à pleurer avec ceux qui pleurent, à mourir avec ceux qui meurent, et à. chanter tendrement avec ceux qui sont dans la joie. Avec tous les vivants. Mais sans doute plus proche encore de ceux qui ne savent pas et qui parfois, de ce fait, ont davantage peur. POUR CONCLURE : UNE BONNE NOUVELLE. Je conclus. Sur une bonne Nouvelle. Le mal! Ce mal qua lhomme à se construire, avec des instruments de bord inachevés, freiné par linhabitude de construire que lui lègue le non-être doù il vient, ce mal-là. est en passe dêtre vaincu. Cest vrai, Dieu ne le supprime pas lui-même tout seul. Mais lhomme non plus nest pas tout seul. Car Dieu sarc-boute avec lui, pour en venir à bout, et achever ainsi la venue au jour, à quoi travaille lunivers, dun vivant qui puisse un jour devenir Dieu. Tâche exaltante pour Dieu comme pour nous. Tâche grandiose et rude, le jour comme la nuit, qui consiste à créer à chaque instant lêtre qui nétait pas, pour faire cette part dhomme dont Dieu attend lavènement de son Fils que nous sommes. Et la fête pour tous ses enfants. Le mal, non point dabord et fondamentalement une révolte de lhomme contre Dieu, niais le poids quotidien des inévitables lourdeurs dun être sortant du non-être, et appelé pourtant par le créateur à devenir son fils. Le mal, lincroyable distance à couvrir entre le non-être et la divinité. Le mal, le non-être vaincu par lamour de Dieu et par lamour de lhomme. Vaincu lentement, après avoir fait saigner les mains de lhomme et le coeur de Dieu. La vie, non pas le pénitencier, derrière les barbelés duquel il nous faudrait être punis de nos méchancetés. Mais le chantier sur lequel notre Dieu nous côtoie pour nous aider à achever en nous son image. Lhomme, non pas le révolté chassé des cieux et menacé de ne jamais les retrouver, mais le fils maladroit et qui ne sait pas vivre et qui doit apprendre à. vivre en homme pour quun jour il puisse vivre en Dieu. La terre, non pas le sommet des risques quil ne faudrait que survoler pour ny prendre ni pied ni goût, mais le pays bien-aimé dans lequel le propre Fils de Dieu voulut un jour et pour toujours prendre racines. LHistoire, non pas le calendrier de nos méprises, mais la chair des hommes et leur âme, faite au jour le jour de leurs conquêtes et de leurs échecs, et destinée à être une trame de léternité. Le ciel, non pas le gros lot hypothétique promis aux réussites des héros, mais la maison bien large où pas un ne manquera des enfants des hommes appelés à la vie par le Dieu de tendresse. Dieu, non pas des yeux enfoncés dans un tribunal, mais des bras glissés dans lévolution du Cosmos pour réconforter les hommes en tram de monter vers lui. Dieu, des bras pour les embrasser quand ils viendront «de la grande épreuve ». Le Christ, pas seulement le torturé de la croix, mais aussi le petit enfant de Marie, et le ressuscité, qui ne nous quitte plus jusquà. la fin du monde. Le Mal, lutte titanesque et patiente au creux de laquelle, ce qui nétait pas sera devenu Dieu. Dans le Fils bien-aimé. Que restera-t-il, au denier jour, sinon une victoire des hommes et de leur Dieu! La fin, enfin......qui ne sera pas proclamation des prix ni relégation définitive aux antipodes de la fête, mais farandole immense «et que personne ne pourra compter », des hommes consolés. Et éblouis de voir que, venant de nêtre pas, ils seront désormais beaux comme Dieu.
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