Conférence organisée au Centre Beaulieu, par les Amis de la Part Dieu. 05 56 48 22 10

Avec le P. Collas
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L’amour, un commandement ?

Mars 97.

« Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. » (Jn. 13, 34)

 

Ce texte pose une question : si le Christ commande l’amour, l’amour est-il un acte libre ? Dans le contexte de cette parole du Christ, qu’est l’amour ?

  • I. AIMER COMME DIEU.

On dit que l’amour est en nous. Se trouve-t-il dans nos chromosomes ?

On dit que l’amour exige la liberté. Le Christ prétend-il donc contraindre quelqu’un à aimer ?

St. Thomas d’Aquin définissait l’amour comme le fait de vouloir le bien de celui que l’on aime : or on ne peut nous forcer à vouloir le bien d’un autre. Si on nous force à faire ce bien, on ne pourra pas nous forcer à le vouloir. Faire le bien sous contrainte, n’est pas un acte d’amour. Alors, que veut dire le Christ qui pourtant s’y connaît en amour ?

1. Pour atténuer la contradiction, on pourrait dire, comme une première approche, que dans un acte d’amour se retrouvent deux volontés : celle de Dieu, qui « commande d’aimer », et la nôtre qui décide conjointement qu’il « faut aimer » ?

Si un commandement va dans le sens de ce que j’aime faire, je ne le sens pas comme une contrainte, mais plutôt comme une confirmation de ce que j’aime. Ainsi, je trouverais dans la parole du Christ la confirmation de ce que je sens nécessaire au plus profond de moi. Et dans ce cas, je pourrais dire que j’aime parce que je trouve en moi inscrit dans mon « Instinct » ce besoin d’aimer, et que je le sens donc comme un élément constitutif de mon être. S’il est ainsi constitutif de ce que je suis, il ne peut pas aller à l’encontre de ce que je suis.

Mais alors, on considère la présence dans nos « gênes » de cette capacité d’aimer, comme une « volonté » du Créateur. Et dans ce cas, on peut sentir cette volonté comme une ingérence au point essentiel de notre être. Ingérence qui, pour se dissimuler au niveau de la conscience, se ferait prendre pour un besoin. « Je sens tellement ce besoin que je ne le sens pas comme venant d’une autre volonté que la mienne. Mais dans cette perspective, je me dis manipulé ».

Et pourtant, j’expérimente bien que ce besoin d’aimer se trouve en moi avant que j’en aie conscience, et donc avant même que je sache que je suis moi. Et dans ces conditions, je suis obligé de reconnaître que je ne suis pour rien dans l’existence de ce besoin. Les chrétiens s’appuient sur cette constatation pour dire qu’en effet, le besoin d’aimer vient d’ailleurs que de l’homme. D’un lieu qui est avant nous. Ceux qui refusent cette provenance extérieure comme étant contradictoire avec leur exigence d’autonomie, refusent aussi l’idée d’acte créateur. Car ils jugent que s’ils sont créés de cette manière, ils sont menés malgré eux par l’inclusion en eux d’un besoin qu’ils n’ont pas choisi d’avoir.

A cette objection, on peut opposer cette question : refuser ce qui se trouve en soi sans son consentement ou sa demande, n’est-ce pas, en fait, refuser d’exister ? Personne en effet, n’est pour quoi que ce soit dans ce qu’il est quand il naît.

De toutes manières, quelle que soit la position que l’on adopte face à ce problème, chacun est obligé de reconnaître que le besoin d’aimer et d’être aimé est bien à la base de l’être et de la vie. Et qu’il est donc essentiellement constitutif de l’originalité du vivant humain. Et qu’il est donc plus une structure qu’un commandement.

2. On peut aussi tenter d’analyser sous un autre angle, cette présence en nous du besoin d’aimer, et préciser que si l’amour n’est pas un commandement mais une structure, c’est qu’il vient en fait de ce que nous sommes faits à l’image de Dieu .

Nous sommes partis du mot de Jésus qui nous dit qu’aimer relève de son « commandement ». Mais il existe une autre parole du Christ : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. » (Jn. 13, 34) Comme. Jésus semble dire : comme l’amour est en moi, ainsi est-il en vous. Et comme j’en vis, vous aussi, vivez-en. Et alors on dit que le besoin d’aimer, avant de se retrouver dans l’homme, se trouve en Dieu lui-même. Et qu’on aime parce qu’il aime. Cela change-t-il quelque chose à l’objection de tout à l’heure ?

Pour pouvoir « fonctionner », nous savons que l’amour exige la pluralité, et que l’amour est justement l’application première du fait de la pluralité. Or, le Christ nous a fait connaître que Dieu, dans sa constitution même, est pluriel. Il est TROIS. La Trinité. Ce faisant, il nous apprend que Dieu est constitué dans son fondement même sur la capacité d’aimer. Comme il EST amour, c’est son existence même qui est en jeu, dans cette pluralité. S’il n’est pas amour, il n’est pas.

Mais alors, s’il est amour, il ne doit pas savoir, si l’on peut dire, agir autrement qu’à coup d’amour. Par le fait-même, ce qu’il fait, doit être aussi imprégné de ses principes. Et donc, l’homme, fait par Dieu, ne peut être fait que comme Dieu. Et dans ces conditions, il est structuré sur l’amour et fonctionne donc aussi à l’amour. Comme Dieu.

Ainsi, ce que Jésus nomme un « commandement » (du moins selon ce que les Apôtres ont compris) est plutôt une façon d’être, et elle n’est la nôtre que parce qu’elle est déjà celle de Dieu sur la structure duquel nous sommes conçus. Cela relève de l’ordre ontologique avant même de concerner l’ordre moral. Ce n’est pas à proprement parler un commandement, mais une obligation vitale, comme l’est la respiration. En parlant comme l’Evangile, on pourrait dire que la respiration est un commandement de la nature. Mais qui se plaindrait de devoir respirer, même si personne n’a jamais soi-même décidé de respirer ?

Dire qu’aimer est une exigence de notre nature, parce que c’est l’exigence fondamentale de la nature de Dieu, et que donc ça ne l’est pour nous que parce que ça l’est pour lui, serait plus juste que de dire que c’est un commandement.

D’ailleurs, quand on aime, qui se plaint d’y être contraint ?

  • II. AIMER L’AUTRE COMME SOI-MEME. »

1. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Mt. 19, 19.) Une autre affirmation du Christ. Qu’entend-il par là ?

Faut-il s’aimer soi-même, alors que toute une tradition enseigne qu’il faut au contraire s’oublier ? L’amour est-il oubli de soi ? Il n’est pas facile de s’extraire d’un « pli » explicatif devenu traditionnel.

Parlons clairement : s’oublier soi-même, si on prend l’expression au pied de la lettre, est l’attitude que peut adopter une mère de famille qui, sous prétexte de ne penser qu’aux siens, ne prend même pas le temps (allons au plus excessif pour être plus clair) de faire sa toilette, ou de réfléchir, ou de se cultiver. Elle ne sera bientôt plus qu’un repoussoir. Effet manqué. D’ailleurs aucune mère normale ne va là.

Si nous sommes des êtres de relation, comme Dieu, l’autre dépend de ce que je suis. Si je me néglige au point d’être moins, l’autre aussi sera moins. Pour que la relation soit efficace - il faut pour dire cela et le comprendre, abandonner un certain sentimentalisme chrétien - il faut qu’il y ait équivalence entre les deux bouts de cette relation. Equivalence, donc, entre les deux êtres qui s’aiment. Equivalence, c’est à dire : poids d’être de même valeur. Le poids se mesurant à la capacité actuelle de chacun. La capacité actuelle étant le niveau d’être où chacun peut se mener à l’instant même de la rencontre. Equivalence de ce « niveau d’être » ne signifie pas, bien sûr, que les deux soient identiques, mais qu’ils soient chacun, ce qu’ils peuvent être. Si les deux se négligent, ils ne sont pas au niveau normal où la rencontre puisse avoir ses chances. Et si, seul, l’un des deux se néglige, il n’est plus au niveau de l’autre. Et la rencontre n’a pas davantage de chances d’aboutir.

S’oublier soi-même, au sens le plus clair du mot, c’est oublier qui je suis. Si j’oublie qui je suis, j’oublie de quoi je suis fait. Je mets donc entre parenthèses mes capacités, et les ayant oubliées, je ne puis plus les faire servir. Je suis en état moindre. La rencontre que je propose alors à l’autre lui apportera moins. Et pourtant je me voulais plus disponible.

N’utilisons pas n’importe quel cliché. Dire, c’est aussi vivre ou exprimer ce que l’on vit. Plus je dis petit, plus je vis petit. Disons aussi juste que possible. Aussi proche que possible de la réalité et ne nous laissons pas abuser par un sentimentalisme réducteur. Je ne peux pas aimer l’autre, dit le Christ, si je ne m’aime pas moi-même. Pour respecter l’autre, je dois être moi-même à l’école du respect de soi, et donc, de moi.

2. Mais alors, voici une autre source au commandement d’aimer. Jusque là, c’était l’exigence de vivre comme Dieu EST, puisque nous sommes à son image. La source de notre amour était Dieu.

Maintenant, la source de notre amour pour l’autre, c’est nous. Ce n’est plus simplement pour respecter la nature même de l’être de Dieu, que je dois aimer. C’est aussi pour respecter la nature même de mon propre être.

Le commandement, c’est bien moi qui me le donne : d’abord, nous venons de le dire, parce que je sens dans mon « Instinct » le plus profond, que je ne peux vivre qu’en respectant la structure même de Dieu qui se reflète sur la mienne. Mais encore parce que je sens dans ce même Instinct que je dois respecter ma structure elle-même. Aimer c’est être comme Dieu et c’est donc être selon moi.

Une parole du Christ semble pourtant aller dans le sens que nous venons d’essayer de réduire. En fait, elle est incompréhensible, peut-être parce qu’elle a été mal saisie par ses témoins directs ou mal « digérée » par les premières Communautés : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même … » (Mt. 16,24) Il faut prendre les mots dans leur sens clair. Ici, se renier, c’est refuser ce que je suis. Dieu qui m’a aidé à me faire ce que je suis, me demanderait de renier ce que j’ai fait avec lui ? Que puis-je apporter à Dieu et au frère, sinon le vide, si je renie ce que je suis ? D’ailleurs, est-il possible de se renier ? Le christianisme n’exige pas l’absurdité. Attention aux mots qui ne peuvent pas dire ce qu’on leur entend prononcer.

Et puis s’il faut choisir entre deux logiques, choisissons celle qui répond le plus justement à l’attente de notre intelligence et de notre raison. Et de notre amour. Et de la « Bonne Nouvelle » ! Quel père demande à son enfant d’abandonner ce qu’il est ? Ce justement pour quoi il l’aime ? Dieu peut-il nous demander de renier ce que, patiemment et courageusement nous avons, avec l’aide de sa tendresse, construit au jour le jour ?

Ce n’est pas cela qu’on voulait dire ?

Alors, ne le disons plus.

Trempons notre foi dans le réalisme. Taisons-nous plutôt que de nous laisser aller à dire ce que notre raison ne pense pas.

3. Concluons sur cette assurance.

Ne craignons pas de reconnaître que Dieu est humain, le plus humain des vivants. Et que, s’il est humain, c’est tout simplement parce que nous sommes « à son image », et que donc, c’est parce que nous sommes faits sur la même structure que lui, qu’il nous ressemble. Soyons de ceux qui osent tirer, autant qu’ils peuvent, la logique de cette affirmation biblique.

L’amour dont le Seigneur parle, est bien l’amour dont nous sentons le besoin. L’amour qui répond, plus que nous n’osions l’espérer, à l’attente du cœur humain. N’ayons pas peur de ses exigences. Cessons de le regarder d’un œil noir et d’entretenir la suspicion sur l’ « humain ». Cessons de mêler dans notre sub-conscient, l’idée de péché à celle de l’amour.

Ne craignons pas de reconnaître que ce que nous savons le mieux, c’est aimer. Parce que c’est la structure même du noyau de notre être. Ecoutons notre cœur. Il nous rassurera : aimer est ce qu’il y a de plus naturel chez l’homme. De plus comblant. Et les difficultés que nous y trouvons souvent, ne viennent pas de lui, mais de ce qu’il nous manque. Et aussi du vertige que nous trouvons à le suivre.

Nous sommes par nature capables d’aimer, plus que de n’importe quoi d’autre. Mais cela nous est souvent difficile parce que notre capacité de tendresse est encore en voie de construction et donc parfois manque du courage qu’il lui faudrait pour répondre à notre cœur.

Mais oui, aimer est bien un commandement. Un commandement de notre nature. Le même d’ailleurs auquel Dieu lui-même obéit.

Il est fort en nous, un peu comme il l’est en lui. Et c’est parce que nous pressentons qu’il fait la joie de Dieu lui-même, que nous ne nous lassons pas d’en faire la nôtre. C’est parce qu’il est l’essentiel de Dieu qu’il est aussi le nôtre. Il est une loi, chez nous parce qu’il l’est chez lui.

Et c’est lui et notre être et la vie qui le commandent.


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