Retraite 2001. organisée par les Amis de la Part Dieu, à Avajan
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Le Mal

                                                  

 

 

IV. QUEL DIAGNOSTIC PORTER SUR CETTE TENTATIVE  DE TEILHARD ?

 

 

 

1. Mal juger de la réalité n’aide pas à la gérer.

 

Un diagnostic entraîne un traitement. Selon la qualité du diagnostic, le traitement ordonné sera, efficace, stérile, ou destructeur. Il en va de même des appréciations qui sont portées sur le processus qui fait la vie : selon la manière dont on le juge, ainsi le traite-t-on. Cette question du diagnostic n’est pas secondaire. Car la vie compromet dans son mouvement des milliards d’hommes qui n’ont pas demandé à vivre. Elle compromet aussi le cosmos (expression dans laquelle on entrepose tous les éléments et les lois qui font l’existence, sur la terre ou dans l’espace ). Or, l’homme est imbriqué dans cet ensemble. D’une part, il se sent mené par ces lois. Mais d’autre part, il a conscience de pouvoir interférer dans leur jeu. Il sait désormais qu’il peut partiellement le modifier, même s’il ne connaît pas encore la totalité de ses ressorts.

 

Ce qu’il voit, à la fois le passionne et lui fait peur. Il sait que coopérer avec la nature lui donne une réelle efficacité, mais il sait aussi que cela le fait souffrir. Il désire donc voir clair dans ce jeu pour parvenir à vivre mieux et à avoir moins mal. Seulement, pour que son intervention soit intelligente, il doit connaître, non seulement comment fonctionne le système, mais encore, comment il en est arrivé au point où il le trouve aujourd’hui. Il doit donc pouvoir comprendre à la fois pourquoi il fonctionne bien et pourquoi il a parfois tant de mal à tourner.

 

On voit bien l’importance pour l’intelligence de l’homme, de porter un diagnostic juste sur cette situation, parce que, de ce diagnostic, viendra son attitude à l’égard de la vie. Le père Teilhard de Chardin disait que si l’homme ne comprenait pas, il risquait de se mettre en grève de vie. Jusque là, la grève n’est pas intervenue. La grève totale … mais que dire de ces grèves partielles que sont, sans doute, les suicides ou la violence. Ou l’impression de ne pas compter aux yeux des autres et de se trouver sur la touche ? Il est urgent que l’homme sache, autant qu’il peut, sur quoi repose la vie, sa grandeur, mais aussi son poids. Urgent qu’il comprenne, pour ne pas désespérer. Urgent aussi pour qu’il puisse continuer à mettre la main à un ouvrage qui le touche de près, puisqu’il consiste pour lui à se construire de telle sorte qu’il ne perde jamais la vie.

 

Or, mal juger d’une réalité n’aide pas à en gérer la complexité. Par exemple, juger le monde comme un révolté ou comme un malade, n’aide pas à le comprendre. Il ne suffit donc pas d’avancer une explication, pour que le terrain soit débroussaillé et cultivable. Il ne suffit pas qu’une explication apporte une réponse pour que cette réponse soit adéquate au problème posé. Si l’explication n’apporte pas de lumière sur les pannes de la situation, ni de remède pour les dépasser, elle est stérile. Si les éléments qu’elle donne orientent ceux qui ont à en vivre dans un sens contraire à leur raison ou les pousse au désespoir, alors il faut revoir l’explication, quitte à reconnaître qu’on s’est trompé.

 

Ainsi, lorsque l’explication pousse l’homme à se mépriser, l’explication est mauvaise. Quand elle ne peut pas lui donner une raison intelligente de vivre, elle doit être revue. La vie est dure : si les raisons qu’elle a d’être si âpre viennent de la méchanceté du vivant, mieux vaudrait tout arrêter. Et si celui qui a lancé la vie savait qu’il lançait dans ce cercle de désespérance des êtres qui ne demandaient pas à exister, alors la désespérance est sans issue. Sans issue autre que de désespérer ou d’oublier. A n’importe quel prix.

 

2. Trois types de diagnostics.

 

Pour permettre un diagnostic sur l’ « état du monde », les religions et les philosophies ont proposé plusieurs éléments. On peut les faire entrer tant bien que mal, dans trois grandes catégories.

 

. La catégorie « péché », dont nous avons déjà parlé. Je n’y reviens que d’un mot : vous vous rappelez : Dieu a tout créé. Mais il a mis, nous dit la Bible, une condition à la vie. Condition que, d’ailleurs, nous ne connaissons pas. Cette condition a été violée par les premiers vivants : c’est le péché « originel ». Du coup, l’homme et la nature sont comme disloqués. D’où le mal qu’ils ont à fonctionner. L’homme et le cosmos sont, ainsi, en partie infiltrés par le mal. (Par le démon, pour certains.) Et donc, le monde est bancal parce qu’il est méchant.

 

Bien sûr, personne aujourd’hui ne tient plus cette proposition d’une manière aussi simpliste. Mais la conséquence demeure de ce que cela ait été dit, même en christianisme : « Je me méfie de l’homme ». Je puis même aller jusqu’à le mépriser. Jusqu’à me mépriser. Seulement, si je suis méprisable, ce n’est pas de moi qu’il faudra attendre le salut. Or, s’il n’est pas tout à fait faux de penser que quelqu’un d’autre doive intervenir pour que ce salut advienne, il n’est pas non plus interdit de penser que l’homme doit y apporter sa part. Mais vous savez aussi bien que moi que le mépris n’engendre pas le courage. Or, démotiver l’homme en lui laissant entendre que sa malignité le rend incapable d’apporter quoi que ce soit de bon à son éventuel élargissement, ce serait, à la longue, tuer l’humain.

 

. La catégorie « maladie ». Le monde n’est pas méchant, il est malade. Cette « appréciation » rejoint, d’une certaine façon, la thèse du péché originel. On ne dit pas, ici, que l’homme est pécheur, mais qu’il est malade. L’avantage, tout de même, de l’hypothèse « maladie » sur l’hypothèse « péché », c’est que le malade n’est pas obligatoirement responsable de son état. Tandis qu’il le serait des conséquences du péché qu’il aurait commis. Et il est vrai que, moralement du moins, les conséquences sont moins lourdes à porter quand celui qui les subit n’en est pas responsable. Cette considération n’est pas sans poids : le mal est moins pesant dans la mesure où celui qui souffre ne l’a pas lui-même provoqué. Et donc, des forces restent pour lutter.

 

Ceci mis à part, l’hypothèse « maladie » est, d’un point de vue explicatif, du même ordre que l’hypothèse « péché ». Dans les deux cas, le mal qui freine l’homme est accidentel, qu’il vienne d’une révolte ou d’une maladie, Or, si un accident a pu survenir, c’est, dans le cas du péché, parce que l’homme était capable de se révolter ; ou, dans le cas de la maladie parce que sa constitution n’était pas fiable. Dans les deux cas quelque chose est détérioré, si ce n’est pas par le péché, c’est par la maladie. Il s’agit donc toujours d’un accident de parcours. Or, un incident de parcours qui compromet la suite de l’aventure, suppose de la part du concepteur, ou une mauvaise prospection ou une réelle incapacité. Dans les deux cas, le créateur s’en sort mal. Dans les deux cas, bâti par Dieu, l’homme a été mal bâti. Et il pourrait demander des comptes. Comme fit Job. Mais l’histoire, pas plus que Job, n’a jamais reçu de réponse à la terrible question du mal et de la souffrance.

 

. La catégorie de l’ « inachèvement », qui est la théorie du Père Teilhard de Chardin. Je n’en dis qu’un mot, puisque nous avons déjà abordé cette hypothèse. En (très) résumé, elle dit que le mal ne vient ni d’un péché ni d’une maladie, mais de l’inachèvement du cosmos. Et donc aussi de l’inachèvement de l’homme. Or, un être inachevé a forcément du MAL à fonctionner. Le mal vient alors, non de ce que la création ait été mal faite, mais de ce qu’elle n’est pas faite, qu’elle doit donc se construire elle-même, et qu’elle doit gérer cette énorme entreprise avec des moyens eux-mêmes en gestation. L’entreprise est possible, puisqu’elle fonctionne depuis des milliards d’années : l’évolution et l’homme en ont donc les moyens. Mais elle est difficile parce que ces moyens sont eux-mêmes en état d’évolution et qu’il faut donc les ajuster au fur et à mesure que le travail avance.

 

Comparée aux deux autres « catégories » cette hypothèse ne semble pas plus efficace. Elle dit que le mal vient de ce que la création tout entière et l’homme comme elle, ne sont pas achevés. Que l’homme ne soit pas achevé, ou qu’il soit capable de se révolter ou qu’il soit de constitution trop fragile, où est la différence ? Dans les trois cas, dit-on, le concepteur est concerné, bien avant l’homme. Et quoi qu’il en soit de l’hypothèse, ajoute-t-on, le créateur a mal calculé, ou bien il a décidé d’une manière trop étriquée. Il est donc responsable d’un quasi fiasco, dont les hommes n’ont pas fini de demander compte. Et dont Dieu aura bien du mal à se justifier. Nous verrons plus loin si l’hypothèse de Teilhard répond à cette objection.

 

D’ailleurs, Dieu se tait. Les chrétiens disent bien qu’il a pris sa part du mal, lorsque son fils s’est incarné et qu’il est mort. Mais cela ne supprime pas le poids d’angoisse que représente une vie d’homme et ne soulage pas les révoltés. Même si cette vue chrétienne a pu aider des hommes à supporter leur vie, il reste tout de même la révolte de tant d’autres, et la souffrance et la mort de tous. Si les horreurs de l’histoire viennent d’un mauvais calcul de sa part, comment Dieu peut-il vivre avec une aussi intolérable responsabilité sur les mains ? Et dans le cœur, s’il est père, comme le Christ l’a dit ?

 

3. Ne pas confondre :

 

. Chantier et hôpital. Si nous suivons Teilhard, nous dirons que le diagnostic « hôpital » est erroné. Teilhard dit en effet que le monde est en construction. Dans ces conditions, s’il fonctionne mal, et l’homme avec, ce n’est pas qu’il soit malade. C’est qu’il est inachevé. L’inachèvement n’est pas une maladie, mais un état passager. On ne peut donc pas appliquer à l’histoire le traitement que l’on appliquerait à un malade. Elle n’a pas à être soignée mais éclairée. Et l’homme, plus encore. L’homme n’a pas à se guérir mais à se construire. Un malade garde la chambre et fait tout pour agir peu. Un ouvrier sort chaque matin de sa chambre et, normalement, fait tout pour ne pas s’économiser. Au lieu de prendre un remède, il se nourrit. Plutôt que de s’économiser il se donne à ce qu’il entreprend. Il ne prend pas son thermomètre, mais les instruments de sa profession. Il est sur le chantier et non sur la liste des absents.

 

Banalités ? Que non, si vous traduisez concrètement ce que cela sous-entend.

Si l’homme se sait bien portant, il vit comme il sait. S’il se croit malade, c’est en malade qu’il aborde la vie. De ce qu’on lui dit, vient en partie ce qu’il sent, et donc ce qu’il fait.

 

Il est vrai que le christianisme a longtemps considéré l’homme avant tout comme un pécheur. Un fils de Dieu, bien sûr, mais fils pécheur. C’est la définition que vous trouverez sous-entendue dans les théologies les plus couramment enseignées. Cette position habituelle induit une sorte de défiance à l’égard de l’humain. Comme s’il était entendu que l’homme ne peut bien faire qu’après une série d’échecs ou de lâchetés. Comme si échouer était plus naturellement à sa portée que mener à bien. Comme s’il n’était pas fiable. Comme si, livré à lui-même, il ne pouvait aller naturellement que vers le mal. On ne dit pas, bien sûr, qu’il ne soit attiré que par le mal, mais on parle de lui comme d’une mauvaise volonté dont il faut d’abord se méfier. Combien de paroles du Premier Testament n’expriment-elles pas cette défiance, ou du moins ne sont-elles pas entendues comme l’exprimant ? Ainsi : « Toute la tête est mal en point, tout le cœur est malade. » (Is. 1,5) et l’on conclue que Dieu ne se fie pas en lui. Et qu’il a bien raison. Même dans le Second Testament, une parole du Christ a été entendue dans ce sens : « Mais Jésus, lui, ne croyait pas en eux : … il savait quant à lui ce qu’il y a dans l’homme. » (Jn. 24-25)

 

. Ne pas confondre : détruire et avoir du mal à faire. Il ne faut pas, non plus, dire trop vite que l’homme, lorsqu’il échoue, détruit un équilibre qui lui aurait été donné tout fait ; ce qu’exprime la notion de péché originel. Dans cette vision, le monde dans lequel l’homme est placé, est « parfait », achevé, donc, au sens étymologique. Il doit s’y insérer. Mais son choix est simple : ou bien il le cultive, ou bien il le perturbe. En choisissant de pécher, l’homme perturbe le monde fait par Dieu.

 

Cette vue s’entend en système fourni clefs en mains. Or, nos connaissances sur l’apparition du cosmos nous ont fait découvrir que l’univers n’a pas été fourni « clefs en mains » : il n’est pas tout fait ; il est en gestation. L’homme entre lui-même dans ce système évolutif. Au moment où il y entre, le système est loin d’être « parfait », c’est-à-dire achevé jusqu’au bout. Il est en pleine marche et se trouve en état instable. Il tient déjà des lois et des formes, mais il ne possède pas la totalité de sa structure. Comme s’il attendait que naisse de lui la « raison » qui hâtera son évolution en la gérant avec « intelligence ».

L’homme se trouve donc associé , grâce à sa « conscience », à l’évolution et à la recherche de ce qui manque encore pour que le cosmos soit parfait. La théologie du péché originel a pris « ce qui manquait » comme une sanction, la sanction d’une erreur des premiers vivants. On a ainsi confondu absence et conséquence. L’absence de perfection a été prise comme la conséquence d’une désobéissance. On a pris l’imperfection de l’inachevé pour une régression coupable.

Or, nous disons, avec Teilhard, que la matière n’est pas en régression ni mauvaise, mais qu’elle est en cours d’organisation. Nous disons que l’homme n’est pas mauvais non plus, mais qu’il est en train de se construire. Le premier vivant ne détruit donc pas, parce qu’il n’y a pas à détruire. Mais il « patauge » parce qu’ il a du mal à aider l’ évolution d’un monde en pleine construction.

Dans un système en évolution, ce qui est donné, ce n’est pas un état tout fait, mais des éléments mobiles en vue de « quelque chose à faire ». Et si la première difficulté à construire se trouve dans l’inachèvement du vivant, l’autre se trouve dans la non-cohérence première des éléments qui lui sont avancés pour cette construction. Mais ni cet inachèvement ni cette non-cohérence ne sont des résultats d’un quelconque péché : ils ne sont que l’état normal d’un univers qui se fait.

 

Il ne faudrait donc pas dire que l’homme détruit, mais qu’il a du mal à construire. Il serait plus réaliste d’incriminer sa structure inachevée et la dissémination  de ce qui devra être mis en communion, que de parler de son égoïsme ou de sa mauvaise volonté. L’homme n’est pas, par définition un  méchant , mais un maladroit attelé à un travail titanesque.

 

En langage chrétien, mieux vaudrait donc ne pas dire qu’il est pécheur, mais qu’il est tâcheron. Si la « vie » est dure, ce n’est pas parce qu’elle est mal faite, mais parce qu’elle est à faire. Le mal n’est pas une maltraitance de ce qui serait tout fait, mais une façon onéreuse d’édifier ce qui n’est pas encore fait.

 

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