Retraite 2002. organisée à Avajan, par les Amis de la Part Dieu. 05 56 48 22 10

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L'EUCHARISTIE

 

III. « Vous ferez cela en mémoire de moi.


1. « Faire mémoire. »

« Faire mémoire », c’est essayer de se rappeler un événement dont nous avons été témoin, ou un événement auquel d’autres que nous ont participé et dont ils nous ont laissé le souvenir. Pour déclencher la mémoire, nous redisons volontairement une parole qui y a été dite ou nous refaisons un geste qui y a été fait. L’émotion peut être profonde, mais le souvenir lui-même que nous appelons n’est qu’une ré-interprétation du passé. Des détails n’ont pas été conservés. Ceux qui ont été gardés, en réalité ont été choisis, inconsciemment en fonction de notre état d’esprit du moment. Or, l’état d’esprit d’alors n’est plus celui dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Ce dont nous nous souvenons ne nous parvient plus qu’au travers de ce que nous avons vécu depuis : d’autres souvenirs interférent. Et notre état actuel rejuge ce que notre mémoire apporte.

En fait, même pour nous qui, peut-être avons participé à ce dont nous faisons mémoire, la célébration rappelle ce que nous avons vu, mais ne rend pas la chose présente ni palpable en tant qu’elle fut, même si l’évocation est particulièrement parlante. A plus forte raison le non-témoin est-il dans un autre monde que celui dans lequel s’est passé l’acte commémoré. Que reste-t-il, alors, du moment dont nous nous souvenons ? Apparemment, une image re-traitée, n’évoquant que de loin ce qui a motivé de « faire mémoire ».


Ce qui fait le lien entre les personnes qui se trouvent là, c’est plus le besoin de se redire que de revoir. On sait bien d’ailleurs que « revoir » n’est pas possible. La parole prendra donc la place de la vision. Mais en-dessous de tout cela, se trouve sans doute la certitude inconsciente et incontrôlée que quelque chose de ce qui s’est passé tient pourtant encore aujourd’hui. Plus que de se redire, et sans doute plus que de revoir, n’y a-t-il pas le pressentiment que « cela », d’une certaine manière, dure encore ? N’y a-t-il pas le besoin de contrôler ce donné du subconscient selon lequel « cela tient toujours » ? Ce besoin ne correspond sans doute pas seulement à la nécessité de contrôler le contenu de notre inconscient, mais au besoin de nous rassurer sur la permanence d’une partie du passé. Cela ne revient-il pas finalement à nous prouver à nous-même, que, par-delà cette permanence-là, tout est permanent ? Du moins, tout ce que nous avons aimé.

Cette réflexion sur « faire mémoire » avait pour but de nous faire sentir que la notion de mémoire est trop courte pour exprimer ce qui se passe dans l’Eucharistie.


2. La mémoire du Jeudi saint.

Sans doute est-il bien question de « faire mémoire » durant nos messes. Mais comme Jésus nous l’a demandé, nous faisons mémoire du geste qu’il a fait et des paroles qu’il a dites, le soir du Jeudi saint. Aucun de nous n’était témoin. Notre mémoire liturgique qu’est la messe, n’est donc pas la relecture de ce que nous n’avons pas vu nous-mêmes, mais la relecture et la ré-interprétation de ce qu’ont retenu les Apôtres et qu’ils nous ont transmis au travers de 20 siècles d’autres relectures et d’autres actes de foi. Si nous participons à la liturgie du dimanche, c’est bien parce que notre foi prend appui sur la foi des Douze. Cet appui est fiable. Mais que nous fait-il rencontrer ? Sous ce que nous voyons, nous, le dimanche, qu’y a-t-il que les Apôtres ne pouvaient pas voir ?

D’abord, ils n’ont rien vu de ce qui se trouvait sous les gestes de Jésus. Parce qu’ils étaient, comme nous aujourd’hui, dans leur système qui est le temps, ils ne pouvaient pas voir le système dans lequel Dieu se trouve, et qui est l’éternité car même si le système temps dépend bien du système éternité, les deux ne sont pas du même ordre et ne sont donc pas désignés ni rendus visibles par les mêmes moyens. Dieu, lui, a bien pied dans les deux systèmes, mais pas nous. Nous sommes donc mal équipés pour faire une incursion mesurable dans le domaine de l’éternité où se trouve le Père.

Or les mots qu’a utilisés Jésus ce soir-là, et qui appartiennent au domaine du temps, ces mots ne peuvent bien traduire que ce qui se vit dans le temps. Et pourtant, Jésus, ce soir-là fait le pont entre les deux systèmes et il charge ses mots et ses gestes d’un poids éternel qui nous désarçonne. Il nous donne quelque chose à voir, mais ce qu’il veut nous montrer dépasse largement la capacité des gestes humains qu’il utilise. Dans la célébration de la Cène, il veut entrouvrir pour nous le mystère qui nous concerne de près, mais il est lui-même handicapé par l’exiguïté de ses mots d’homme. Il nous plonge dans ce qu’il voit et qu’il veut nous dire, mais les Apôtres doivent accepter de s’enfoncer par-dessous les mots qu’ils entendent, pour tâter maladroitement ce qui se passe en réalité au niveau où le Christ les fait passer. Tenons-nous donc pour dit que nos témoins n’ayant rien vu de ce que Jésus fait pourtant, nous qui nous appuyons sur leur témoignage, nous ne verrons pas plus qu’eux. Même si la célébration est vibrante, nous restons dans la foi. Les yeux ouverts mais dépassés.

Il doit donc être clair, aussi, pour nous que le geste d’Eucharistie que Jésus a fait entrevoir aux Apôtres, est un geste qui s’effectue dans la sphère de l’éternité et qu’il est donc, par définition, éternel. Ce qui veut dire qu’il n’a pas été déclenché par le geste de Jésus, sur le pain et le vin, le soir de ce jeudi. Le Christ, à table, a simplement voulu, sous son geste visible, soulever le voile de mystère sous lequel il agit, depuis que le monde existe.

A plus forte raison ce geste n’est-il pas non plus déclenché de nos jours par la présence d’une communauté croyante réunie, ni par le geste ou les paroles du célébrant. Ce geste de Dieu, qui a été entrevu pour la première fois au cours de la Cène, et qui est de nouveau entrevu quand le prêtre et la communauté refont les gestes et redisent les paroles qui l’ont fait « toucher du doigt » pour la première fois à Jérusalem, ce geste est éternel. Eternel, même s’il n’a trouvé un point d’application que lorsque, pour la première fois dans l’Histoire, il a rencontré du vivant sur lequel il a pu s’appliquer. Il est perceptible aussi souvent que nous refaisons les gestes du Christ. Mais il continue, même lorsque aucun humain n’en est plus témoin.

Chrétiens du XXIème siècle, nous avons sans aucun doute un important effort à faire pour comprendre que, participant à une Messe, nous sommes en présence d’une réalité qui ne date pas de nous et qui concerne, bien au-delà de notre communauté et de notre époque, tous les vivants que l’histoire a vu défiler et tous ceux qui viendront après nous et que nous ne savons pas nommer. Nous sommes dépassés. Nos mots et nos idées sur ce que nous nommons l’Eucharistie, sont courts. Ils sont débordés, en longueur de temps comme en profondeur de mystère.

3 . Ce qui se trouve sous ce dont nous faisons mémoire.

Lorsque Jésus a dit « Ceci est mon corps », que se passait-il donc au-delà de ses paroles et sous ses gestes, que les Apôtres n’ont pas pu voir ? Y avait-il, d’ailleurs, un au-delà ? Qu’est cet acte simplement entrevu chaque fois qu’une messe est célébrée ? Sous cette question qui vous paraît peut-être compliquer bien inutilement le mystère, se situe la signification de l’Eucharistie. S’il n’y a rien d’autre sous le geste et les mots de Jésus que ce qu’ont vu et entendu les apôtres, alors, la messe est, sans plus, le renouvellement du geste de Jésus, auquel nous pourrons attacher la signification symbolique qui paraîtra la meilleure. Mais si nous acceptons ce que nous dit la théologie sur l’ « acte éternel de Dieu », alors il y a plus. Et ce dont nous faisons mémoire dépasse largement ce que les Apôtres ont vu et ce que nous-mêmes nous voyons pendant la consécration. Je vais essayer de m’expliquer.

Le Père est dans l’état d’éternité. Etre éternel ne veut pas dire seulement que l’on ne meurt pas. Cela veut dire aussi que l’on n’a pas commencé. Ces mots sont pour nous incompréhensibles. Bien sûr, ils nous disent quelque chose, mais sous le mode négatif : pas de commencement … pas de fin. Ils nous disent peu parce qu’ils ne correspondent à rien dans notre existence : pour nous, tout a commencé et tout finira. Nous avons beau faire le tour de tout ce qui nous entoure, tout a commencé et tout prendra fin. Lorsque nous parlons d’infini nous ne faisons que repousser plus loin le début de ce qui de toutes manières a commencé. Pour nous, parler d’infini, c’est repousser loin, très loin. Mais dans ce lointain qu’on renonce à mesurer, se trouve toujours un commencement. Même raisonnement d’ailleurs, pour la fin. Nous ne pouvons pas sortir de ce système de commencements et de fins, car dans notre expérience, tout ce que nous connaissons a commencé. Et finira.

Chez Dieu, il n’en est pas ainsi. L’acte de Dieu est éternel. Mais il faut nuancer. Le soleil éclaire sans cesse, mais le sol n’est éclairé que lorsqu’il passe dans ses rayons. De même Dieu : il aime sans cesse, mais son amour ne produit son effet que lorsque quelque chose ou quelqu’un d’autre que lui, passe dans ses rayons. Ainsi, l’action de Dieu n’a-t-elle jamais commencé. Mais son influence, elle, a commencé à s’exercer sur la création quand la création elle-même est passée dans son rayonnement, c’est-à-dire quand la création a commencé ; car elle, elle a commencé. (Notons tout de même que certains philosophes parlent d’une création éternelle. Qu’entendent-ils au juste, là ? Est-ce autre que ce que nous essayons de dire ?) Cette influence de l’amour sur la création, c’est justement ce qui constitue l’acte de l’Eucharistie. Nous le préciserons tout à l’heure.

Or cet acte de Dieu colle parfaitement, si j’ose dire, avec l’acte de l’homme. Dès que l’homme agit, aussitôt le Père agit sur l’acte qui vient d’être fait. Le geste de Dieu, autant qu’on l’ait compris, est instantané et parfaitement concomitant par rapport à l’acte de l’homme. Il n’y a pas le moindre décalage. Et l’on comprend bien pourquoi : un acte éternel n’est pas sujet à commencement. Or, souvent, chez nous, les décalages ont pour cause notre lenteur à nous mettre en route. Dieu, lui, ne se met pas en route. Il est. Quand l’homme dort, Dieu veille.

Mais alors, le geste de Dieu dans l’Eucharistie, qui consiste, nous le dirons plus loin, à sacrifier ou à consacrer « le travail de l’homme et de la terre » ne commence pas avec le signe de croix de l’entrée dans la liturgie de la messe, pas plus qu’il ne s’achève sur le chant qui met fin à la célébration. Du fond de son éternité, il « consacre ». Que l’homme se penche ou non sur ce geste de Dieu, Dieu consacre. Quand l’homme vient, il trouve le Père en train de consacrer. Quand il célèbre lui-même l’Eucharistie, il ne donne pas à Dieu le signal du démarrage. Il trouve l’action en cours. Dieu ne commence pas quand nous arrivons et n’achève pas sous le prétexte que nous nous en allons. Son geste est un geste qui dure, nous le prenons en cours de route et il tiendra même lorsque nous serons occupés ailleurs. Ce que nous devinons pendant la Messe est une réalité permanente à laquelle nous accédons à des moments déterminés. Comme le torrent qui ne coule pas seulement lorsque je m’en approche mais qui dévale, même lorsque je ne le vois pas.

Or, le geste de Jésus le Jeudi saint, consistait sans doute à faire remonter autant que possible au niveau des yeux et en tout cas du cœur, de ses apôtres et de ceux qui croiraient en leur témoignage, ce geste, justement, que le père fait depuis avant le big-bang. Ce jour du Jeudi Saint, Jésus n’a pas commencé le geste de consécration qu’est l’Eucharistie. Il a simplement appris à ceux qui feraient comme lui, qu’en faisant comme lui, ils pourraient deviner ce geste éternel de Dieu qui les insère irrévocablement dans l’éternité. Et que, pour entrevoir ce geste, il leur suffirait de faire « en mémoire de lui » ce que lui-même avait fait. Ils ne consacreraient pas eux-mêmes, parce que c’est un geste que Dieu seul peut faire, mais ils apercevraient dans la foi (c’est-à-dire sans voir) le geste par lequel le Père donne à l’acte humain sa solidité de Dieu, ce qui est : « consacrer ». Confirmant ainsi que le désir fondamental de l’homme et de la terre d’être à jamais sauvés de la destruction et de l’oubli, était entendu et accompli.

Finalement, la célébration humaine de l’Eucharistie est l’ouverture d’une fenêtre sur cette étonnante réalité et donc sur le cours permanent de l’acte du Père. Une fenêtre qui permet de deviner ce geste de Dieu et de prendre conscience de son importance essentielle pour la persistance sans fin de l’histoire de l’homme et du cosmos. On entrouvre les apparences comme on écarte de la main le rideau pour mieux voir ce qui passe derrière les carreaux. Faire mémoire de ce que Jésus a fait le Jeudi saint, c’est pousser le rideau : à ce moment, on devine, là, tout au fond, que Dieu, sans cesse, consacre. La messe nous aide à « faire mémoire ponctuellement » de ce « qu’éternellement le Père fait » de ce que nous faisons.

 

 


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