Retraite 2002. organisée à Avajan, par les Amis de la Part Dieu. 05 56 48 22 10 Avec le P. Collas
L'EUCHARISTIE
En quoi consiste le geste exercé par Dieu sur lacte humain au moment central de lEucharistie ? Je vous propose deux étapes pour approcher, autant que nous le pouvons, la réalité de la consécration, puisque cest de ce moment de lEucharistie dont il sagit ici. - Dabord, nous allons tenter de dire comment lEucharistie est, en fait, un moment de lacte créateur lui-même. - Ensuite, nous essayerons dexpliquer comment, dans la théologie que nous suivons ici, on conçoit ce qui se passe, sans doute, à ce moment quen liturgie chrétienne on nomme la consécration. Ne vous laissez pas agacer par ces verbes : « essayer, tenter » qui sont souvent utilisés ici. Il nexpriment pas un manque de foi, vous pouvez en être sûr, mais la conscience que nous avons de ce que nos mots, si hardis soient-ils, sont tout de même courts pour approcher ce geste de Dieu et de lhomme. Une chose est sûre, mais est-il besoin de laffirmer : approcher ces « choses de Dieu » exige de laudace et de lhumilité. Mais certainement pas de crainte : cest du Père et de ses enfants et du travail quils font en commun, dont nous parlons. Si jamais nous « dérapions », le Père verrait bien que ce serait par amour et par besoin de comprendre, que nous serions allés jusque là. Et il sourirait avec tendresse pour nous aider à repartir et à aller plus loin encore : la route est infinie, mais la curiosité des fils tâtonnant vers lui, lest aussi, désormais. 1. LEucharistie est un moment de lacte créateur. Pour nous mettre sur la voie de ce titre énigmatique, je vous propose une parabole. Je me souviens dun article de presse relatant quune ville, du Japon, je crois, qui ne disposait pas dun espace suffisant pour construire laéroport que sa croissance exigeait, décida de le construire sur la mer. Dieu et lhumain sont un peu dans la même situation. Daprès ce que nous avons compris des deux Testaments, Dieu ne peut supporter dêtre « Trois et seul ». Parce quil est amour, il veut partager son être avec dautres êtres. Mais en dehors de lui, il ny a rien. Il doit donc créer. Or, construire sur « rien » est certainement encore plus complexe que de construire sur la mer, car la mer, ce nest pas rien. Ce « rien » auquel Dieu se trouve affronté, jadis les philosophes le nommaient : « néant ». Aujourdhui, ils préfèrent parler de « rien créable ». Entendez par « rien créable » ce qui nexiste pas mais qui est disponible à lexistence sans pour autant être quoi que ce soit. Cest plus positif, mais pas beaucoup plus clair. De quelque manière quon le dise, nous voilà devant le désir de Dieu de faire du vivant. Désir tellement puissant que le seul fait que Dieu le conçoive provoque aussitôt, en face de lui, quelque chose comme un écho : le désir de Dieu provoque dans le rien créable comme un écho, et un désir dexister se met à frémir dans ce qui nexiste pas encore. Dans la chaleur de lamour, ce frisson ondule entre le désir dexister et la difficulté à être ; dondes en ondes, il donne naissance à un mouvement qui, en se complexifiant aboutit à produire son sommet actuel dexistence quaujourdhui nous nommons lhomme. Dès quil a conscience dexister, lhomme découvre au fond de lui cet écho qui vient de loin mais qui prend racine en lui ; sans bien le savoir, il épouse ce désir séculaire et se surprend donc à vouloir non plus exister, puisquil est vivant, mais que sa vie soit durable. Désormais, le désir inconscient dexister qui anime lévolution et qui est lécho du désir de Dieu, sinstalle dans le cur de lhomme et peut parvenir à être conscient. Les deux désirs se rejoignent et lhomme et Dieu se retrouvent pour construire de lêtre et un monde qui soient du même type que Dieu : « A limage de Dieu», dit la Genèse. En réalité, que le créé soit du même type que Dieu, na en soi rien dextraordinaire puisque, quand Dieu crée quelquun dautre que lui, il ny a pas dautre vivant que lui et donc pas dautre type à proposer que le sien. Personne, en tout cas, néchappe à ce désir instinctif que tout ce que lon vit et ce que lon construit de positif soit conservé, et, si possible à jamais. Nous pressentons bien que ce désir ne peut être en nous que parce quil a été conçu avant nous et ailleurs quen nous, et quil a été conçu pour être exaucé. Si nous désirons tant voir la beauté, cest quelle existe. Si nous voulons tant être heureux, cest que le bonheur est possible. Il nest pas dans lhomme de grand désir qui ny soit pour être réalisé. En résumé, les chrétiens pensent que le désir qua lhomme de voir durer longtemps, très longtemps, toujours, si possible, ce quil édifie, doit être exaucé. Ils pensent que ce désir a pour source le désir du Père lui-même, qui veut faire partager son bonheur dêtre Dieu. Mais, autour de Dieu, il ny a rien. Dieu veut donc voir ce vide disponible, changé en vivant capable de goûter la vie. Sa volonté est tellement forte quelle est créatrice. Ne dit-on pas de certains que sil le veulent, il lauront ? Ainsi, puisque le vivant saccroît chaque fois quil réalise un acte, chaque fois, il prend la place du vide. Comme les « pelletées » de terre ou de roche prenaient la place de leau dans la construction dont nous parlions tout à lheure. Comme si le « vide » était convié à changer de statut. Il est en tout cas progressivement muté en vivants, et sa frigidité fondamentale est remplacée par lamour. Car aussi longtemps que Dieu appelle, du fils « prend corps ». Le rien créable cède la place à lamour. Et quand ils prennent le temps daller au bout de leur foi, les chrétiens, encore, disent que cest lEucharistie qui exauce ce désir, et sans doute au-delà de ce que ce désir peut espérer. En quoi, donc, lEucharistie est-elle un moment de lacte créateur ? En ceci : lacte créateur parvient à faire exister du vivant, et cest le premier moment de la création. Mais il ne suffit pas que le vivant apparaisse : encore faut-il quil soit aussitôt stabilisé définitivement de sorte quil soit aussi éternel que lest le Dieu qui lappelle à vivre. Et cest lEucharistie qui effectue cette éternisation du vivant. Le Père, comme les bâtisseurs dont nous parlions tout à lheure, consolide de façon définitive le vivant que les hommes édifient, et le place aussitôt dans son territoire, (si lon peut dire) avec une joie et des soins plus minutieux encore que ceux des constructeurs japonais. Et sans doute ne perd-il pas un instant pour « placer » ce travail de ses enfants. Le temps simplement (on nomme cela le pardon) dépousseter ce quils ont fait sur leur chantier. Et aussitôt il insère cet accroissement de vie à sa place définitive. Et il voit avec joie grandir dans laire infinie de son intimité, lespace où des enfants sans cesse neufs, se mettent à vivre, gourmands de ne plus vivre que damour. Pourquoi le nom dEucharistie ? Parce, sans doute, quand les hommes peuvent entrouvrir les bords du mystère en célébrant la messe, ils aperçoivent ce travail ininterrompu depuis que la vie existe, et, émerveillés, ils rendent grâce. 2. Cest parce que le vivant est compatible avec le divin quil peut être divinisé. LEucharistie est en effet, le second temps de lacte créateur dans la mesure où cest ce geste-là du Père, qui fixe dans létat éternel le vivant qui vient darriver dans lêtre. Il ly fixe en lui faisant prendre corps dans le Fils. Cest que le Fils est lui-même de toute éternité dans cet état. Et donc, permettre au créé de faire corps avec le Christ cest aussi lui permettre de prendre pied dans léternité. Prendre pied dans léternité est lautre façon de dire « diviniser ». Ou de dire (pour curieux que cela paraisse) : « sacrifier ». Sacrifier, en effet, en termes religieux, ne veut pas dire ce que lon entend en général. On pense que ce qui est sacrifié est détruit ou perdu. Et sans retour. Alors quil sagit dune éternisation. Nous avons là un étonnant détournement de sens. Lhistoire, du Premier Testament mais aussi des religions païennes, explique ce glissement. Les païens mettaient à mort ce quils voulaient offrir à leurs dieux, parfois même des enfants. Les hébreux offraient eux aussi à Dieu, mais des récoltes ou des animaux, jamais dêtre humains, pour se faire pardonner ou pour attirer ses bonnes grâces. Dans lintention et dans les actes, il sagissait bien de destruction et de privation définitives. Alors que Dieu entendait conserver à jamais les dons quon lui faisait pour que ceux qui les avaient faits, puissent un jour les retrouver, constituant leur densité personnelle, et divinisés. Contre-sens donc, qui sexplique par des dérapages de lhistoire, mais qui na rien à voir avec létymologie : sacrifier signifie « rendre sacré » ou faire « passer du côté de Dieu ». Est sacré ce qui se situe dans le domaine de Dieu. Dans ces conditions, ce qui est sacrifié est donc par définition sauvé de toute destruction. Puisque cela se trouve placé du côté de Dieu, cela tient de Dieu et tient donc comme Dieu lui-même. Ce qui est sacrifié est rendu éternel. Du côté de Dieu se trouve la stabilité et léquilibre absolus. Sy trouve, de naissance, si jose dire, la divinité elle-même. Mais y parvient, de naissance aussi, tout ce qui naît et dans la mesure où cela se trouve compatible avec le climat divin. Je nai pas besoin dinsister beaucoup pour que vous puissiez admettre que tout ce qui est humain, au grand sens du terme est en état de passer du côté de Dieu. Le second temps de lacte créateur consiste donc à aller jusquau bout de la logique de lamour : prendre dans ses bras et embrasser. Le geste le plus clair, sans doute, pour exprimer le sacrifice est le baiser : Dieu prend dans ses bras pour lembrasser et ladmirer, ce que lhomme lui porte et il le place « de son côté » pour quil possède définitivement les qualités dêtre qui font sa force et sa joie de Dieu. Dès quon est « embrassable », on passe du côté de Dieu, puisquon est sacrifié. Et on y reste à jamais, on est divinisé.
Ou, si vous aimez mieux, comment est-il sacrifié, consacré ? Comment enfin est-il divinisé ? Pour réaliser cet éternel projet du Père, comment le Fils sy prend-il ? Ce que je vais dire ne peut être compris quà condition quon se souvienne que la réalité dont je vais parler nest pas en fait réduite au temps de la Messe, mais quelle est éternelle et co-extensive à la vie créée. La messe, et le moment de la consécration, ne sont quune « prise de vue » momentanée sur lacte éternel du Père. Sur lhostie, donc, symbole de tout le positif construit par
lhomme (les hommes) et par la terre (le cosmos), le célébrant,
entouré de tous les volontaires réunis ce jour en communauté
autour de lui, prononce les paroles mêmes du Christ le soir
du Jeudi saint : « Ceci est mon corps. » Aujourdhui,
où lon goûte le langage concret, on pourrait dire
: ce que vous mapportez est compatible avec moi. La compatibilité
de lhumain et du divin. Lhomme à limage de
Dieu. (Attention, vous avez lu compatibilité et non pas comptabilité.
Pardon pour la trivialité de cette remarque.)
Cela me fait penser, un peu, à ces greffes que pratique la chirurgie. A quelques nuances près, tout de même. Ainsi, dans la consécration, il ne peut pas y avoir de phénomène de rejet - sauf léchec qui nentre pas dans la construction puisquil ne lui est pas compatible et qui revient donc au point de départ qui est le néant - Pas de rejet donc, puisque lhomme qui est greffé et le Fils sur qui se fait la greffe, sont de même structure. « Ressemblance » de Dieu, dit la Genèse. Un chirurgien dirait que les tissus sont compatibles. Que les vaisseaux sont à bon niveau. Que le sang passe naturellement des uns aux autres. En transposant à lEucharistie, on dit que lénergie qui vient de lun passe naturellement dans lautre. Ce qui vient de Dieu est chez lui dans lhumain, et lhumain est de plain-pied dans le mystère de Dieu. Lhumain colle parfaitement avec le divin. Lun fait corps avec lautre : la conséquence la plus forte, sans doute, de laffirmation de la Genèse selon laquelle lhomme est « à limage de Dieu ». Pousser la notion dEucharistie jusque là est en cohérence avec ce texte fondateur.
Le mot « corps » employé par Jésus, possède, en langage biblique, une autre signification que celle quon lui reconnaît habituellement. Dans ce langage, « corps » ou « chair » ne signifie pas seulement ce que nous entendons par là : les atomes qui font notre chair. Lhébreu ne possède pas, en effet, l équivalent de notre mot « corps » pour la raison quil ignore la dualité corps-âme. En langage biblique, cette expression désigne la personne elle-même tout entière dont il est question : le « moi » dont on parle. En ce sens, il faudrait dire, comme le fit Jean, au bord du lac : « Cest le Seigneur ! » et non point « Cest le corps du Seigneur. » Il faudrait donc traduire lexpression entendue le Jeudi Saint « Ceci est mon corps » par : « Cest moi ! » Autrement dit : « Ce que représente cette hostie qui vient de vous et qui est vous, dans létat où vous êtes actuellement, cela, désormais, cest moi. » Evidemment, cette affirmation est à entendre dans le contexte de lamour dans lequel se déroule lacte créateur. Ainsi, le verbe aimer ne peut-il jamais signifier, même sil arrive que par manque de réflexion on lentende ainsi : « Cette personne je laime tellement que je fusionne avec elle. » Car cela signifierait : « Je me fonds en elle et elle se fond en moi. Ainsi ny a-t-il plus ni elle ni moi. » Dans lEucharistie il ny a pas de fusion entre la personne du Christ et lhumain qui prend sur lui. Je ne deviens pas la personne du Christ. En réalité, loin dêtre absorbé par lui, ce qui prend corps sur lui est confirmé dans son originalité. Lamour au sommet que je rencontre dans la consécration accentue le dessin de ma construction et le rend ineffaçable. La part dêtre dont je viens de croître et que je présente au Christ, reçoit de lui sa consistance de Dieu et elle est éternisée. Et donc, plus je fais corps avec le Christ, plus je suis moi-même. Et plus je le suis à jamais. Mais alors, comment entendre ces mots du Christ ? Peut-être comme on dit que « cet enfant cest tout son père, ou sa mère ». La grandmère qui dit cela sextasie devant la beauté de lun qui la conduit à penser à la beauté de lautre. Elle ne confond pas. Elle ne compare pas : elle se réjouit parce quelle voit deux beautés et quelle na aucun mal pour passer de lune à lautre. Sa joie embrasse dun même regard deux êtres aimés. La parole de Jésus traduit sans doute dabord la joie du Père qui voit son Fils et qui, dans un même regard voit lhomme, lhomme immense, de tous les temps. La joie du Père dont le regard extasié peut glisser sans heurts ni déplacements, de la beauté de son Fils à la beauté de ses Fils. De ses deux bras il les embrasse tous dans un même baiser. Et il dit : « Mon Fils ! » sans nous confondre avec Jésus. Il sait que leur beauté, celle de lhomme et celle du Dieu, sont de même valeur, bien quelles soient construites chacune dune manière unique. Et il sait que sa joie et la leur sont définitives parce que ce quils ont bâti, avec laide de lEsprit, est aussi solide en eux quen lui. Il sait et il contemple. Si lEucharistie est la divinisation de lhumain, elle est aussi, comme le dit le nom quon lui a choisi, une contemplation suscitant laction de grâce et ladmiration joyeuse du Père et des fils. La joie, la fête : lhymne composée sur le thème de lamour qui divinise et qui, chez lhomme est de même nature que chez Dieu. Mais « Ceci est mon corps » signifie aussi que le Seigneur Jésus est là, réellement, en personne, physiquement « touchable » par nos mains. Cela, les chrétiens lont toujours cru. Répondant au besoin instinctif que nous avons de toucher de nos mains, le Christ nous dit : « Prenez ». Il nous dit : « Touchez », comme il lavait dit aux disciples hésitant à le reconnaître à la sortie du tombeau. Nous avons besoin de prendre dans nos mains ce que nous voulons identifier. La vue ne suffit pas, ni le raisonnement. Nous devons toucher pour savoir non seulement quil est là, mais encore pour comprendre qui est là. Pour saisir, aux deux sens du mot : tenir et comprendre. Nous appelons cette réalité le mystère de la « Présence réelle ». Mystère, parce que ce que je touche me paraît être du pain, alors que cest le « corps » du Fils de Dieu. « Présence réelle » parce que Jésus est réellement là, devant moi, à portée de mes mains. Et, tout à lheure, à portée de ma bouche. Pendant que Jésus dit éternellement : « Ce travail des hommes et de la terre, cest moi », le Père et lHumanité nen finissent plus de se contempler réciproquement. La consécration est dabord un moment où se fait jour lexultation du Père et de ses fils qui ne font quun. Autre traduction de « Ceci est mon corps. » Conclusion : non seulement lun est aussi beau que lautre, mais, bien sûr, lavenir de lun est aussi lavenir de lautre : lavenir de lhomme est lavenir de Dieu. Or Dieu est éternel, donc le vivant est éternel, avec la nuance que nous disions plus haut. Le désir quavait lhomme de durer, durer longtemps, durer sans fin, si possible, ce désir était réaliste. Cest pour cela, dailleurs, quil en était possédé. Il avait raison : il durera sans fin. Le Père, connaisseur en beauté, sait que lhomme a la même valeur que Dieu et quil vaut donc ce que vaut la beauté : de ne jamais flétrir. Lavenir de lhomme est aussi assuré que lavenir de Dieu. LEucharistie que nous célébrons est une ouverture pratiquée dans lopacité du temps, pour nous permettre de deviner ce travail de Dieu en train de faire passer la fragile beauté de lhomme du côté de la belle solidité de Dieu. Faire passer du côté de Dieu se dit aussi « rendre sacré, sacrifier, consacrer. »
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